Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général
CHARLES LEBEN
(1945-2020)
Les vocations pour le droit international puisent parfois leurs racines profondes, et pas toujours conscientes, dans une histoire personnelle. Sans doute fût-ce le cas pour Charles Leben, même si cette suggestion comporte une part de reconstruction. Qu’on en juge plutôt : sa famille de confession juive, installée en Pologne, fut contrainte de fuir l’Europe au début des années 1940 pour des raisons que l’on devine, se réfugiant à Tachkent, en Ouzbékistan. C’est là que Charles Leben vient au monde, le 1er janvier 1945, sur un territoire appartenant alors à l’Union soviétique. Il gagnera la France définitivement en 1947, où il sera bientôt naturalisé. A l’âge de deux ans, Charles Leben avait donc déjà vécu dans sa chair certains des événements qui sont à l’origine même du système juridique international contemporain.
Jeune homme, il s’oriente toutefois d’abord vers des études économiques : diplômé de l’école des Hautes études commerciales (HEC) en 1967, il suit parallèlement des études de droit qui semblent le stimuler davantage. Il intègre en effet l’Institut d’études politiques dont il sort diplômé en 1969 avant de se consacrer à la rédaction d’une thèse de doctorat sous la direction de Suzanne Bastid, qu’il soutiendra en 1975. Agrégé en 1977, il est nommé à l’Université de Clermont-Ferrand avant de rejoindre en 1981 l’Université de Dijon où il participera pendant une décennie à la dynamique du Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI). En 1991, il est nommé à l’Université Panthéon Assas où il prendra la codirection de l’Institut des hautes études internationales (IHEI) en 1994, responsabilité qu’il conservera jusqu’à son départ en 2010, parallèlement à la direction du Master 2 en droit international dans cette université. Invité dans de nombreuses universités étrangères, Leben a également dispensé un cours important à l’Académie de droit international de la Haye en 2003, consacré aux contrats d’État et au droit international de l’investissement.
Une place doctrinale à part dans le droit des investissements
C’est d’ailleurs dans cette dernière discipline qu’il s’est d’abord fait connaitre, contribuant sans aucun doute plus que quiconque à sa diffusion en langue française, plus particulièrement à partir du tournant des années 2000. Son cours dispensé à la Haye, en formalisant le lien entre les contrats d’États et les traités de protection des investissements, a notamment permis de construire un pont entre le droit des investissements « ancien » et « nouveau », montrant que ce dernier ne l’est sans doute pas tant que cela. Sa place doctrinale dans la discipline s’est d’ailleurs confirmée par la direction et la publication d’un monumental ouvrage collectif francophone intitulé Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational aux éditions Pedone, en 2015, dans le prolongement du « Que sais-je ? » sur le Droit international des affaires très marqué par une approche du droit international traversant largement la distinction entre les dimensions publique et privée de la matière. C’est aussi à Leben que l’on doit le lancement en 2003 d’une chronique toute entière dédiée à l’arbitrage d’investissement au sein des Cahiers de l’arbitrage, la communauté arbitragiste ayant sans doute jugé qu’à cette date, cette nouvelle forme d’arbitrage était devenue suffisamment autonome pour pouvoir être traitée à part.
Un goût prononcé pour la théorie du droit
Mais le droit économique ne fut semble-t-il pour Charles Leben qu’un prétexte car tout laisse penser que sa véritable passion intellectuelle était ailleurs : dans la réflexion sur le fondement de la règle de droit, son origine et sa juridicité, bref, dans ce qu’il est commun de considérer comme la théorie du droit. Déjà dans sa thèse, consacrée aux Sanctions privatives de droit ou de qualité dans les organisations spécialisées, se trouvait en germe la combinaison entre une analyse théorique du droit et une approche parfaitement pragmatique. Par ailleurs, en proposant des « recherches sur les sanctions internationales et l’évolution du droit des gens », il prenait dès le départ une distance certaine avec le positivisme kelsénien auquel il allait pourtant consacrer de nombreux écrits. Réfusant de voir dans la sanction le critère ultime de la règle de droit, Charles Leben défend ainsi une pensée dans laquelle les « valeurs », à commencer celle de la justice, ont un rôle à jouer dans la qualification d’une norme comme règle de droit. L’une de ses œuvres magistrales à cet égard demeure un article paru en 1990 à la revue Droits et dont la notoriété doit bien plus à l’analyse que l’on y trouve qu’à son titre malicieux (« Droit : quelque chose qui n’est pas étranger à la justice »), même si celui-ci a assurément de quoi attirer l’attention. Profondément attaché à la culture hébraïque, Charles Leben a également puisé de ce côté une grande matière à réflexion mais avec toujours pour objectif de nourrir sa pensée sur le droit international. Symbole de cet attachement à la pensée juridique de tous horizons (dès lors qu’elle porte sur le droit international), Charles Leben a également entrepris de faire rééditer un certain nombre d’auteurs dans une collection au nom éloquent (« Les introuvables »), rendant ainsi possible l’accès à certains textes essentiels d’Anzilotti, Virally, Le Fur, Eisenmann, Jellinek, Kelsen, Pillet et même Grotius.
Universitaire pur et dur, Leben n’a jamais souhaité s’engager dans une activité « pratique », en tout cas de manière pérenne et régulière. Il participa tout de même à d’assez nombreuses réunions d’experts dans le cadre d’organisations internationales (Communauté européenne, Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, UNESCO) et l’approche très concrète de ses écrits, même sur les questions les plus théoriques, les rendent fort utiles pour les praticiens, à commencer par ceux de l’arbitrage d’investissement.
Arnaud de NANTEUIL
Professeur à l’Université Paris Est Créteil
Sources : C. Santulli, « In Memoriam », RGDIP, 2020, n° 3 ; F. Poirat, J. Matringe, R. Maison (dir.), Mélanges offerts à Charles Leben, Pedone, 2015 ; Recueil des Cours de l’Académie de droit international de la Haye, 2003, vol. 302 ; A. Pellet, En mémoire du Pr. Charles Leben.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
L’entreprise multinationale face au droit (en collaboration avec C. Lazarus, A. Lyon-Caen et B. Verdier), Paris, Librairies Techniques, 1977
Les sanctions privatives de droits ou de qualité dans les organisations internationales spécialisées. Recherches sur les sanctions internationales et l’évolution du droit des gens, Bruxelles, Bruylant, 1979
Droit international des affaires, coll. Que-Sais-je ?, 6ème édition, Paris, PUF, 2003
Direction d’ouvrages
Nouveaux développements dans le contentieux arbitral transnational relatif à l’investissement international, Travaux et recherches de l’Institut des hautes études internationales, Paris, Louvain-la-Neuve, Anthemis, LGDJ, 2006
La procédure arbitrale relative aux investissements internationaux, Paris, Louvain-la-Neuve, Anthemis, LGDJ, 2010
Le droit international des investissements et de l’arbitrage transnational, Paris, Pedone, 2015
Cours
Articles
Droit des relations économiques internationales
« Retour sur la notion de contrat d’Etat et sur le droit applicable à celui-ci » in Mélanges offerts au professeur H. Thierry. L’évolution du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 247-280 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« L’évolution du droit international des investissements », in SFDI, Un accord multilatéral sur l’investissement : d’un forum de négociation à l’autre ?, Paris, Pedone 1999, pp. 7-32 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Quelques réflexions théoriques à propos des contrats d’Etat », in Mélanges offerts à Philippe Kahn. Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20e siècle, CREDIMI, Paris, Litec, 2001, pp. 119-175 (avec l’aimable autorisation du CREDIMI)
« L’évolution de la notion de contrat d’Etat », Revue de l’arbitrage, 2003, pp. 629-646 (avec l’aimable autorisation de la Revue de l’arbitrage)
« La liberté normative de l’Etat et la question de l’expropriation indirecte », in Ch. Leben (dir.) Nouveaux développements dans le contentieux arbitral transnational relatif à l’investissement international, Travaux et recherches de l’Institut des hautes études internationales, Paris, Louvain-la-neuve, LGDJ, Anthemis, 2006, pp. 163-183
« Droit international des investissements : un survol historique », in Ch. Leben (dir.), Le droit international des investissements et de l’arbitrage transnational, Paris, Pedone, 2015, pp. 1-79 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
Droit international général
« Le droit international et les migrations des travailleurs » in, SFDI, Les travailleurs étrangers et le droit international, colloque de Clermont-Ferrand, Paris, Pedone, 1979, pp. 47-106 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
Commentaire des articles 5 (Suspension des droits) et 6 (Exclusion), in J.-P. Cot, A. Pellet (dir.), La Charte des Nations Unies. Commentaire article par article, Economica/Bruylant, 1985, pp. 181-208 (avec l’aimable autorisation des Editions Economica)
« La juridiction internationale », in « La fonction de juger », Droits (Revue française de théorie juridique), avril 1989, pp. 143-155
« Les révolutions et le droit international : essai de classification et de problématique générale », in SFDI, Révolutions et droit international, colloque de Dijon, Paris, Pedone, 1990, pp. 3-48 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« La création d’un organisme CSCE pour le règlement des différends », RGDIP, 1991, pp. 857-880(avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« La mise en place de la Cour de conciliation et d’arbitrage au sein de l’OSCE », RGDIP, 1996, n°1, pp. 135-148 (avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
Théorie du droit et culture juridique
« Droit : quelque chose qui n’est pas étranger à la justice » in « Définir le droit », Droits (Revue française de théorie juridique), 1990, n° 11, pp. 35-40
« De quelques doctrines de l’ordre juridique », Droits, 2001, n° 33, pp. 19-39
« Troper et Kelsen », Droits (Revue française de théorie juridique), 2003, n° 37, pp. 13-29
« La question du droit naturel dans le judaïsme », in Libertés, justice, tolérance. Mélanges offerts à G. Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 1109-1123 (avec l’aimable autorisation des éditions Bruylant)
« Campagnolo et Kelsen ou les mésaventures d’un maître avec son disciple », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006, pp. 603-623 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions Economica)
Hommage
Mélanges offerts à Charles Leben. Droit international et culture juridique, Paris, Pedone, 2015