Que les autres me pardonnent : à mes yeux, Charles Leben, décédé hier, était le plus grand internationaliste de sa génération. Sa science n’avait d’égales que sa modestie et sa bienveillance. C’était un vrai savant qui avait, bien sûr, ses parti-pris doctrinaux (disons, pour simplifier, « kelséniens »), qui structuraient sa pensée, mais il était toujours disposé à remettre en cause ses certitudes et à discuter celles des autres avec une entière disponibilité intellectuelle ; et il me souvient de jurys de thèses où nous siégions ensemble et de sa totale objectivité face à des orientations qu’il désapprouvait parfois mais qu’il s’efforçait toujours de comprendre sans jamais les condamner parce qu’il ne les partageait pas. Il était juste et généreux.
Dans la brève introduction aux Mélanges qu’ils lui avaient dédiés, ses anciens doctorants concluent par « quelques mots d’expérience » qui rendent justice au maître qu’il a été pour nombre de brillants épigones : « En travaillant sous la direction de Charles Leben, nous eûmes la preuve concrète de son ouverture d’esprit – de son absence de dogmatisme, de son universalisme (…). Et son affection pour les choses de la pensée, sa rigueur, ne l’ont jamais privé d’une extrême attention aux êtres… ». Le titre choisi pour ce volume d’hommage lui correspond entièrement : Droit international et culture juridique (Pedone, 2015) – il aurait pu même être « et culture » tout court car sa curiosité d’esprit allait bien au-delà du droit comme en témoignent ses traductions de l’hébreu – et pas seulement d’austères ouvrages de droit hébraïque, dont il était un fin connaisseur, mais aussi par exemple, du roman du prix Nobel de littérature Samuel-Joseph Agnon, La dot des fiancées, qu’il a traduit avec Michel Landau (Les Belles Lettres, 2003).
Bien que sa thèse rédigée sous la direction de Suzanne Bastid, portât sur une question de droit international général alors peu explorée (Les sanctions privatives de droits ou de qualité dans les organisations internationales spécialisées, Bruylant, 1979), assez naturellement ce diplômé d’HEC (et de Sciences-Po) s’intéresse très vite au droit des relations économiques internationales sans s’arrêter aux limites, trop étanches dans l’université française, entre droit international public ou privé, comme en témoigne son remarquable Que sais-je ? sur Le droit des affaires. Et c’est dans ce domaine qu’il s’est affirmé, à partir surtout de la fin des années 1990, comme un maître incontesté du droit de l’investissement international dont témoigne le monumental Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational dont il a assuré la direction (Pedone, 2015). Il n’en a jamais pour autant délaissé le droit international général et la diversité de ses publications témoigne de celle de ses intérêts avec cependant une double prédilection, kelsénienne et judaïque ou, peut-être, plus précisément hébraïque.
L’une de ses dernières contributions à notre discipline – peut-être la dernière ? – a été sa rédaction d’une notice dans la « galerie des internationalistes » (https://sfdi.org/internationalistes/weil/) sur notre maître commun (mais « trahi » par tous deux – plus par moi que par lui…), Prosper Weil, dans laquelle transparaît, avec la pudeur et la retenue qui le caractérisaient, à la fois l’affection pour l’homme, l’admiration pour le savant et un brin de distanciation à l’égard d’idées, sans doute trop catégoriques pour l’esprit tout en nuances de Charles Leben.
Nous perdons un grand juriste, un internationaliste formidable, dont les mérites n’ont pas toujours été reconnus à leur juste valeur et, peut-être plus important encore, un honnête homme, un « mensch », comme on appelle les « types vraiment bien » en yiddish.
6 août 2020,
Alain PELLET