Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général
JESÚS MARÍA YEPES
(1892-1962)
La vie et l’œuvre de Jesús María Yepes permettent d’affirmer qu’il est sans nul doute l’internationaliste colombien francophone qui a le plus marqué le droit international.
Internationaliste de deux mondes
Né en 1892 en République de Colombie, à Granada, Antioquia, Jesús María Yepes a successivement obtenu le grade de docteur en droit et science politique de l’Université d’Antioquia en 1912, puis celui de licencié en science politique et diplomatie de l’Université catholique de Louvain (maxima cum laude), et finalement celui de docteur en droit de cette même université belge en 1924. Ensuite, il a d’abord exercé les fonctions de professeur de droit international en Colombie, puis il s’est orienté vers la carrière diplomatique. Il a été appelé à siéger à l’Assemblée départementale d’Antioquia, puis fut vice-président de la Chambre des Représentants, sénateur, ambassadeur de Colombie en Belgique et secrétaire-chargé d’affaires de l’Ambassade de Colombie au Royaume Uni, et président du Conseil de juristes du ministère des Affaires étrangères de Colombie.
Ambassadeur de la doctrine latino-américaine, ses contributions au droit international sont multiples, à la fois comme homme d’État et comme professeur.
Diplomate et d’homme d’État, il a été le promoteur de la pensée latino-américaine sur le droit des gens. Il a été délégué au Congrès international de Jurisconsultes américains à Rio de Janeiro (1927) et délégué a la VIe Conférence panaméricaine à La Havane en 1928, conseiller juridique de la délégation colombienne auprès de la Société des Nations, délégué de la Colombie auprès de la Conférence internationale du Travail et, finalement, délégué de la Colombie auprès de la Société des Nations entre 1934 et 1939. Après la seconde guerre mondiale, il a été le plénipotentiaire de la Colombie à la Conférence de San Francisco en 1945. Yepes était alors l’un des plus influents promoteurs des idéaux latino américains qui tendaient vers la création d’une organisation d’États dotée d’une cour mondiale permanente. Durant la Conférence, il a proposé le deuxième paragraphe de l’article 2 de la Charte, sur la bonne foi dans l’accomplissement des obligations internationales.
Des ponts entre les doctrines européenne et latino-américaine
Professeur, Yepes s’est distingué sur la scène doctrinale internationale en jetant des ponts entre l’école européenne de droit international à forte influence française et le droit des gens latino-américain, ouvrant la voie à de fructueux échanges d’expériences et de positions doctrinales. On en trouvera le reflet dans les cours que l’Académie de droit international de La Haye lui a demandé par trois fois de donner, partageant cet honneur avec de grandes figures comme Ago, Kelsen, Basdevant, Bastid, Battifol, Rolin, entre autres. En 1930 et en 1934 ses cours ont versé sur les apports de l’Amérique latine au droit international public et privé et sur les différents principes juridiques qui se sont consolidés sur le continent américain. En 1947, il a abordé un thème alors visionnaire puisqu’il portait sur le développement de structures juridiques régionales d’intégration latino-américaines.
Ce fut l’occasion pour lui de développer des thèmes qui aujourd’hui, presque un siècle après, sont considérés comme étant les apports les plus importants de l’Amérique latine au droit international contemporain : la solidarité internationale par la voie du droit, le projet d’une société internationale organisée avec des institutions permanentes, la codification du droit international public et privé, tel qu’identifié aux Congrès de Panama de 1825, à la Conférence américaine de Lima de 1848 et à celle de Montevideo de 1889.
Le droit international latino-américain
Jesús María Yepe, comme Alejandro Álvarez, juge à la Cour internationale de Justice (1946-1955), a écrit en français, au début du XXe siècle, des textes qui, aujourd’hui, sont considérés comme étant le premier élan académique rigoureux pour promouvoir l’existence d’un « droit international latino américain ».
A cet égard, Yepes, en accord avec plusieurs historiens du droit international humanitaire, affirme que la doctrine latino américaine a été très importante dans la naissance de plusieurs principes du ius in bello. Il souligne aussi que l’armistice ainsi que le traité pour la régularisation de la guerre, tous les deux de 1820, entre Simón Bolivar et le commandant-chef espagnol, Pablo Morillo, sont parmi les premiers (sinon les premiers) traités qui ont codifié et appliqué les règles de la guerre pendant un conflit. Le traité contient en effet la majorité des normes du droit humanitaire de la guerre de l’époque, dont le traitement et l’échange des prisonniers de guerre, la protection de la population civile, les règles applicables aux territoires occupés et les normes de conduite des belligérants.
Yepes a identifié d’autres principes du droit international présents dans des traités ou des conférences de pays latino américains, ainsi que dans leur droit interne, rappelant également que l’esprit du droit international était présent dans les Amériques dès les premiers ouvrages de codification d’Andrés Bello et dans les premières constitutions des nouvelles Républiques d’Amérique : abolition de l’esclavage, liberté de commerce même pendant les guerres, traitement non discriminatoire des étrangers, liberté des mers, limitation des immunités diplomatiques, et non extradition d’individus accusés des délits politiques.
C’est enfin comme agent de la Colombie que Yepes a officié, dans l’affaire colombo-péruvienne relative au droit d’asile, ainsi que dans la demande d’interprétation. Cette affaire est encore aujourd’hui considérée comme un classique de la jurisprudence en droit international pour l’étude de la coutume internationale, universelle et régionale ainsi que pour l’analyse du droit d’asile.
Ricardo ABELLO-GALVIS
Professeur principal à l’Université du Rosario (Bogotá, Colombie)
Directeur/Editeur de l’Annuaire colombien de droit international (ACDI)
Walter AREVALO-RAMIREZ
Enseignant-chercheur Doctorant à l’Université du Rosario (Bogotá, Colombie)
Sources : R. Abello-Galvis, « Editorial », ACDI – Anuario Colombiano de Derecho Internacional, vol. 1, n° 1, 2008, pp. 7-11 ; R. Abello-Galvis, W. Arévalo-Ramírez, « The influence of the Latin American doctrine on International Law: The rise of Latin American doctrines at The Hague Academy during the early Twentieth Century », in J.-M. Sorel, P. Wojcikiewicz Almeida, Latin America and the International Court of Justice: Contributions to International Law, Université Paris 1 et FGV Direito Rio, Ed. Routledge, 2017, pp. 15 – 27 ; A. Alvarez, « Latin America and international law », American Journal of International Law, vol. 3.2, 1909, pp. 269-353 ; J. J. Quintana, « The Latin American Contribution to International Adjudication: The Case of the International Court of Justice », Netherlands International Law Review, vol. 39, n° 1, 1992, pp. 127-54 ; A. Villalta Vizcarra, « La Contribución de América al Derecho Internacional », El Derecho Internacional en las Américas: 100 años del Comité Jurídico Interamericano, OAS, 2006 ; I. Yepes de Uprimny, Jesús María Yepes y el derecho internacional americano, Editorial Temis Librería, 1980
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Commentaire théorique et pratique du Pacte de la Société des Nations et des Statuts de l’Union Panaméricaine (avec P. Da Silva), 3 vol., Paris, 1934-1940
L’Union Panaméricaine. Une synthèse historique et juridique, RIFDG, Paris, 1936
La codification du droit international américain et la Conférence de Rio de Janeiro, Bogota, 1927
La Colombie et les États-Unis (Étude sur le Traité de 1914 entre la Colombie et les États- Unis), Bogota, 1922
Le Conflit entre la Colombie et le Pérou (affaire de Leticia) devant le droit international, Paris, Jouve, 1933, 112 p.
La Conférence panaméricaine pour la consolidation de la paix et le nouveau panaméricanisme, RPILC, Bruxelles, 1937
La Société des Nations américaines, Genève, 1936
La solidarité continentale américaine. Ses origines et son avenir, Paris, 1936
Le panaméricanisme et le droit international, Bogota, 1930
Les institutions américaines et le droit des gens à l’Assemblée de la Société des Nations, Paris, Pedone, 1935
Philosophie du Panaméricanisme et Organisation de la paix, Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1945, 349 p.
El Pacto de la Sociedad de Naciones y la Carta de las Naciones Unidas. Bogotá, 1946
Los derechos y deberes de los Estados, Bogotá 1947
Cours
Bolivar et Wilson. Le Traité de Panama de 1826 et le Pacte de la Société des Nations de 1919, cours à l’Institut des hautes études internationales de l’Université de Genève, 1940
« Les problèmes fondamentaux du droit des gens en Amérique », RCADI, vol. 47, 1934, pp. 1-144
« Les accords régionaux et le droit international », RCADI, vol. 71, 1947, pp. 227-344
Articles
« La conférence panaméricaine pour la consolidation de la paix et le nouveau panaméricanisme », Revue de droit international et de législation comparée, vol. XVIII, n° 3, 1937, pp. 477 et s. et pp. 745 et s.
« La conférence panaméricaine de Lima et le progrès du droit des gens », RGDIP, 1939, pp. 550-599
« Le nouveau panaméricanisme et la seconde guerre mondiale », RGDIP, 1946, pp. 79-111
« Introduction à l’étude du droit international américain », RGDIP, 1952, pp. 586 et s.
« Les nouvelles tendances du droit international de la mer et du droit international américain », RGDIP, 1956/1, pp. 10-79
Hommage
R. Abello-Galvis, « Editorial », ACDI – Anuario Colombiano de Derecho Internacional, vol. 1, n° 1, 2008, pp. 7-11
I. Yepes de Uprimny, Jesús María Yepes y el derecho internacional americano, Editorial Temis Librería, 1980