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EUGÈNE ARONEANU
(1914-1960)
Désigné comme « un des pionniers les plus actifs du droit pénal international » (J.-B. Herzog) et par le procureur général André Boissarie comme « pionnier de la paix par la justice », Eugène Aroneanu fut incontestablement parmi les premiers à appeler à ce que le droit international pénal occupe une place prépondérante dans l’ « ordre public international ». Né le 24 janvier 1914 à Bacau en Roumanie, il entama des études de droit à Bucarest avant de se réfugier à Paris en 1933. Le 12 juillet 1949, il soutint à l’Université de Paris, devant un jury composé de Donnedieu de Vabres (président), Rousseau et Eisenmann), sa thèse de doctorat intitulée La Protection internationale des droits de l’homme. Le crime contre l’humanité et la création d’une juridiction pénale internationale. Si l’homme mena une carrière de journaliste, c’était surtout un juriste qui consacra sa vie à réfléchir à des moyens efficaces permettant de prévenir et de réprimer les crimes contre le genre humain. Le 13 juillet 1960, à l’âge de 46 ans seulement, il fut emporté à Paris par un infarctus du myocarde, alors que l’avenir de la justice pénale internationale ne cessait d’alimenter ses réflexions et travaux.
L’humaniste engagé
Aroneanu fut un humaniste engagé. C’est ainsi qu’il rejoignit la Résistance en 1940 et s’y investit activement. Après la clandestinité, il fut chargé en juillet 1945 par le ministère français de l’Information auprès du Tribunal militaire international de Nuremberg de dresser le tableau des atrocités commises par les nazis. Le 15 novembre 1945, il rendit son travail constituant la première reconstitution du crime contre l’humanité, faisant partie du dossier présenté par la France au procès de Nuremberg (Document F. 321). Il s’agit d’une compilation de témoignages, de rapports et d’images qui fut publiée par la suite sous le titre Camps de concentration par le Service d’information des crimes de guerre. Ensuite, il prépara une étude intitulée « Le crime contre l’humanité » qui constituera, à partir du 10 mai 1946, le Document F. 775 au Tribunal de Nuremberg. Ce document construisit selon certains « le fondement juridique du crime contre l’humanité » et constitua le premier travail important d’Aroneanu sur le sujet. Engagé et passionné, l’homme fut par ailleurs conseiller juridique de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et chef de la section roumaine à la radio-télévision française.
L’architecte du concept de crime contre l’humanité
Quelque peu oublié aujourd’hui, Aroneanu était considéré par ses contemporains, notamment par René Cassin, comme le premier auteur de la définition du crime contre l’humanité. Selon lui, celui-ci, avant d’être un crime est « un acte de souveraineté étatique, acte par lequel un État porte atteinte, à titre racial, national, religieux ou politique, à la liberté, aux droits ou à la vie d’une personne ou d’un groupe de personnes » (Le crime contre l’humanité, Paris, Dalloz, 1961, pp. 56-57). Il le distinguait ainsi des classiques crimes de guerre et s’opposa à l’adoption de la Convention contre le génocide de 1948 qu’il voyait comme « une sorte de plagiat de certains crimes contre l’humanité ». Il s’opposa au terme même de « génocide » qui, selon lui, « rappelle fâcheusement le nom d’un produit pharmaceutique ». Mais l’homme réussit à convaincre l’Assemblée générale des Nations Unies de rejeter certaines parties du projet de convention contre le génocide, notamment celles relatives au génocide culturel et au génocide biologique dont il disait « ignorer la signification possible ». Ceci lui valut, à son grand regret, un petit différend avec Raphael Lemkin. En 1961, fut publié un recueil posthume intitulé Les crimes contre l’humanité, préfacé par le Procureur général André Boissarie et rassemblant les différentes publications d’Eugène Aroneanu sur le sujet.
Prévention et répression du crime contre l’humanité
Aroneanu militait pour que les crimes contre l’humanité ne restent jamais impunis. C’est ainsi qu’il fut un fervent défenseur du Tribunal de Nuremberg qui marque selon lui la victoire de « la loi démocratique » sur « la loi du plus fort ». Il s’opposa par ailleurs aux objections d’incompétence formulées à propos des juridictions israéliennes dans l’affaire Eichmann en affirmant que rien n’empêche Israël de poursuivre l’ancien nazi tant que la loi appliquée est universelle et que la procédure est régulière.
Tourné vers l’avenir, Aroneanu appela à la création d’une juridiction pénale internationale permanente composée de trois organes distincts : un Parquet international, une Juridiction internationale d’instruction et un Tribunal pénal international. Selon lui, c’est une « Cour des droits de l’homme » qu’il fallait envisager pour la juridiction d’instruction et une « Commission internationale d’enquête sur les crimes contre l’humanité » que l’on était obligé de concevoir « pour les premiers pas de la procédure pénale internationale » (« Vers une juridiction pénale internationale »).
En sus de la répression, Aroneanu s’intéressa à la prévention. Il défendit ainsi l’intervention pour cause d’humanité qui, selon lui, doit d’abord être pacifique et proposa en 1955 la création d’une Croix-Rouge internationale du temps de paix, appelée Comité international d’humanité et chargée à la fois d’intervenir pour protéger les innocents des exactions, de faire adopter par les États des instruments légaux qu’exige la protection de la personne humaine et de précipiter la mise en marche de la justice pénale internationale. Face au silence qu’avait accueilli cette proposition, Albert Camus publia le 20 avril 1955 une lettre dans Le Monde pour faire connaître son adhésion aux vues du juriste. La proposition d’Aroneanu fut reprise en 1963 par le président de la Ligue des droits de l’homme, Daniel Mayer, dans une tribune publié dans le même journal à l’occasion du centenaire de la création de la Croix-Rouge.
Si les crimes contre l’humanité étaient au cœur des travaux d’Aroneanu, le juriste s’intéressa également à d’autres problématiques comme la définition de l’agression à laquelle il consacra en 1958 un livre préfacé par René Cassin. De plus, préoccupé de l’avenir de l’humanité, Aroneanu alerta sur le caractère terrifiant des armes nucléaires et des risques d’une attaque par surprise.
L’éternel optimiste
Si Aroneanu a toujours mis en garde contre les futures violations des droits de la personne humaine, il n’a jamais cessé d’avoir foi en l’avenir. Il ne croyait pas aux difficultés d’établir des règles universelles et pensait au contraire qu’il était possible d’instaurer un véritable « ordre public démocratique international ». Aujourd’hui, des progrès ont été accomplis comme la création des juridictions de protection des droits humains et des tribunaux pénaux internationaux ou encore l’adoption d’une définition du crime d’agression. Ces progrès trouvent parmi leurs premières sources le travail dévoué d’Aroneanu et d’une pléthore d’autres humanistes engagés.
Amani AYADI
ATER à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Sources : BNF, « Notice de personne » ; « Eugène Aroneanu », Le Monde, 18 juillet 1960 ; A. Boissarie, « Eugène Aroneanu », Le Monde, 27 juillet 1960 ; J.-B. Herzog, « Nécrologie : Eugène Aroneanu », Sciences criminelles et droit pénal comparé, n°3, juillet-septembre 1960, p. 530 ; P.-M. S., « Notice nécrologique. Eugène Aroneanu », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 1961, p. 140 ; F. Moreau de Balasy, « En souvenir d’Eugène Aroneanu : Pionnier du droit pénal international », La Revue administrative, 45ème année, n° 266, mars-avril 1992, pp. 143-147 ; S. Le Gal, « Eugène Aroneanu et la définition du crime contre l’humanité », in Ph. Greciano, M. Mathieu (dir.), Juger les crimes contre l’humanité : les leçons de l’histoire, Paris, Pedone, 2018, pp.17-32.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Camps de concentration, Paris, Office français d’édition, 1945, 249 p. (Réédité en 1946. Réédité en 2009 sous un nouveau titre : Paroles de déportés. Témoignages et rapports officiels, Paris, Bartillat, coll. Omnia, 2009, 306 p. Traduit en allemand sous le titre de : Konzentrationslager: Tatsachenbericht über die an der Menschheit begangenen Verbrechen. Dokument F. 321, für den Internationalen Militargerichtshof in Nürnberg, Arbeitsgemeinschaft das Licht, 1947, 130 p.Traduit plus tard en anglais par Thomas de Whissen sous le titre de : Inside the Concentration Camps: Eyewitness Accounts of Life in Hitler’s Death Camps, Praeger, 1996, 226 p.)
La protection internationale des droits de l’homme. Le crime contre l’humanité et la création d’une juridiction pénale internationale, Th., Droit, Paris, 1949, 170 p.
La définition de l’agression : exposé objectif, Les Éditions Internationales, Paris 1958, 405 p.
Le crime contre l’humanité, Paris, Dalloz, 1961.
Articles
« Le crime contre l’humanité », Nouvelle Revue de Droit International Privé, 1946, (2), pp. 369-413
« Les droits de l’homme et le crime contre l’humanité », Revue de droit international, 1947, pp. 187-196
« Les Nations Unies et le crime contre l’humanité », Le Monde, 12 octobre 1948
« La guerre internationale d’intervention pour cause d’humanité », Revue internationale de droit pénal, 1948, pp. 173-244
« Responsabilités pénales pour crimes contre l’humanité », Revue de droit international, de sciences diplomatiques et politiques, 1948, 26, pp. 144-181
« La bombe atomique et la loi internationale », Le Monde, 14 octobre 1949
« ‘Justice’ Jackson », Le Monde, 28 octobre 1954
« Vers une juridiction pénale internationale », Politique étrangère, n°4, 1955, pp. 467-486
« Pour que cessent les crimes contre l’humanité », Le Monde, 4 mars 1955
« L’intervention d’humanité et la Déclaration universelle des droits de l’Homme », Revue de droit international, avril-juin 1955
« Le vote de l’Assemblée générale était légitime », Le Monde, 7 décembre 1955
« Vers un ordre public international démocratique », Revue politique et parlementaire, juillet 1956, n° 650
« Pour que cessent les crimes contre l’humanité », Le Monde, 19 février 1957
« Au carrefour de la destinée », Bulletin mensuel de la Guilde du Livre, n°11, novembre 1957, p.428-429.
« Le conflit israélo-égyptien et la justice internationale », Revue de droit international et sciences diplomatiques et politiques, 1957, pp. 5-14.
« Les crimes contre l’humanité depuis Nuremberg », Le Monde Juif, 1957, n°10, vol. 77, pp. 29-32
« Les nouvelles formes de l’agression », Le Monde, 30 août 1958
« L’échec de la conférence de l’ONU sur l’apatridie », Le Monde, 22 avril 1959