Source : Smithsonian/National Portrait Gallery
RAPHAEL LEMKIN
(1900-1959)
Raphael Lemkin est né en Lituanie en 1900 dans une enclave de l’Empire russe destinée au parcage des Juifs. Il se trouve donc, dès son plus jeune âge, aux prises avec les persécutions d’un groupe minoritaire. Polyglotte (il a publié des ouvrages dans cinq langues dont le français), il étudie la linguistique et la philosophie à l’Université de Cracovie. Il soutient, en 1926, une thèse de doctorat en droit à l’Université de Lwow, qui lui permet de devenir procureur en Pologne en 1928. Après six années d’exercice, il démissionne et se concentre sur la codification du droit pénal polonais. Lors de l’invasion allemande de la Pologne en 1939, il s’enfuit en Suède où il enseigne le droit international économique à l’Université de Stockholm. Grâce au Professeur McDermott rencontré en Pologne, il s’échappe aux États-Unis où il intègre, en tant qu’enseignant, des universités prestigieuses telles que Duke ou Yale. En 1943, il est nommé consultant auprès du Board of Economic Warfare and Foreign Economic Administration des États-Unis et devient conseiller spécial pour les affaires étrangères auprès du ministère américain de la Guerre (War department). Son travail sur le génocide achevé, il est nommé dix fois pour le prix Nobel de la Paix, sans jamais l’obtenir. Lemkin meurt indigent et dans l’indifférence générale, en 1959, à New York.
Le juriste aux multiples visages
Lemkin est principalement connu pour ses travaux en droit international pénal, mais ses travaux en droit économique, en droit pénal et en droit international ont été essentiels à la réalisation de l’œuvre de sa vie.
Ainsi, le droit économique a considérablement influencé l’œuvre de Lemkin, compte tenu de l’importance de l’aspect financier dans la réalisation du crime de génocide. En effet, ses recherches sur la structure normative du régime nazi reposent essentiellement sur ses aspects militaires et économiques. Lemkin s’est non seulement intéressé à la collecte et à la gestion de l’argent public au travers du droit fiscal, mais également aux flux monétaires internationaux (La réglementation des paiements internationaux…).
Le droit pénal est au centre des travaux préalables à l’œuvre majeure de Lemkin. Ses années de doctorat ont été l’occasion d’explorer le système pénal de l’empire russe, modèle d’intégration et parfois d’annihilation des systèmes pénaux des provinces conquises. Il appréhende, dès cette époque, les mécaniques d’harmonisation pénale. Après sa pratique du droit pénal polonais en tant que procureur et ses recherches sur la codification de celui-ci, il œuvre à sa diffusion par le biais de la traduction qu’il réalise avec le Professeur MacDermott en 1938. Il envisage par la suite d’autres systèmes pénaux tels que ceux des Amériques.
Ses travaux le conduisent également vers le droit pénal comparé. Par sa participation aux différentes associations et conférences internationales pour le droit pénal, il participe aux différents projets d’harmonisation des droits pénaux nationaux. Il rejoint également les groupes de travail visant à mettre fin à l’impunité des crimes qui troublent la paix internationale, au rang desquels les divers massacres contre les populations commis au XXe siècle. C’est dans cette perspective qu’il propose en 1933, à l’occasion d’une conférence organisée par la Société des Nations, la criminalisation de la destruction de collectivités raciales, religieuses ou sociales par le droit international (« crime de barbarie »). Le rejet de sa proposition, loin de de le décourager, ne l’empêche pas de devenir de 1945 à 1946, le conseiller de Robert H. Jackson, procureur américain en chef du Tribunal de Nuremberg.
L’architecte du concept de génocide
« Nous sommes en présence d’un crime sans nom ». En août 1943, ce constat de Winston Churchill est un véritable appel pour Lemkin à repenser son concept de crimes contre les collectivités, présenté devant la Société des Nations quelques années plus tôt. Il y répond quatre mois plus tard en publiant son analyse des documents juridiques de l’Axe, Axis Rule in Occupied Europe, dans lequel apparait pour la première fois le terme de « génocide ». Ses prédispositions en linguistique l’amènent à créer un terme fédérateur trouvant ses racines dans deux langes indo-européennes différentes : « génocide » provient du mot grec genos (clan) et du suffixe latin cide (tuer).
L’ouvrage de Lemkin est devenu une source inestimable d’information pour le procès de Nuremberg, même si son usage a été limité à ses éléments d’archives. L’Accord de Londres donne en effet compétence au Tribunal pour juger les crimes contre l’humanité (art. 6, c) mais ne retient pas la qualification de génocide. Dès lors, même si le concept a été utilisé par les procureurs britanniques et français dans leurs actes d’accusation, aucun des grands criminels du régime nazi n’a été condamné pour génocide. Au demeurant, la promotion du crime contre l’humanité par Hersch Lauterpacht (il a participé à l’élaboration du statut du Tribunal, en tant que conseiller de la délégation britannique) n’a pas aidé à la consécration du génocide prônée par Lemkin. A l’époque, la distinction entre les deux crimes touche principalement aux victimes des exactions du régime nazi. Le génocide constitue un outil de répression des crimes à l’encontre des populations, tandis que le crime contre l’humanité permet de sanctionner les atteintes à l’individu. Il reste que Lemkin incluait le génocide parmi les crimes contre l’humanité, alors que par la suite le génocide sera consacré en tant qu’infraction autonome.
Après Nuremberg, Lemkin ne renonce pas à œuvrer en faveur de la reconnaissance de la notion. Aux côtés de Vespasien Pella et d’Henri Donnedieu de Vabres, il fait partie du groupe d’experts ayant œuvré au projet de convention sur le crime de génocide (E/447, 26 juin 1947), que l’Assemblée générale de l’ONU, moyennant quelques modifications, adoptera le 9 décembre 1948, à l’unanimité des 56 États présents, sous l’appellation de Convention sur la répression et la prévention du génocide.
Qualifiés d’étape majeure dans l’histoire des Nations Unies par Kofi Annan (discours du 13 juin 2000), les efforts de Lemkin pour organiser la répression du crime de génocide ont fini par être couronnés de succès. Sa contribution à la répression universelle des actes commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (art. II de la convention de 1948, art. 6 du Statut de Rome) fait de Lemkin un des grands noms du droit international.
Aude BREJON
Doctorante à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Membre du CRDH (Paris 2), membre associée du CEDIN (Paris Nanterre)
Sources : M. Bergsmo, E. J. Buis (Eds.), Philosophical Foundations of International Criminal Law : Correlating Thinkers, Torkel Opsahl Academic E-Publisher, Brussels, 2018, 812 p. ; O. Beauvallet, « Chapitre 1. L’élaboration du concept de génocide », in O. Beauvallet (dir.) Lemkin. Face au génocide, Michalon, 2011, p. 17 ; T. Elder, « What you see before your eyes : documenting Raphael Lemkin’s life by exploring his archival Papers », 1900–1959, Journal of Genocide Research (2005), 7(4), December, pp 469–499 ; R. Lemkin, Totally unofficial : the autobiography of Raphael Lemkin, Yale University Press, New Haven, London, 2013 ; J.-L. Panné, « Rafaël Lemkin ou le pouvoir d’un sans-pouvoir », préface de R. Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide ?, Monaco, Éditions du Rocher, 2008, p. 18 ; A. Rabinbach, « Raphael Lemkin et le concept de génocide », trad. C. Drevon, Revue d’Histoire de la Shoah, 2008/2, n° 189, pp. 511-554 ; Ph. Sands, Retour à Lemberg, trad. Astrid von Busekist, LGF/Livre de Poche, Paris, 2019, 768 p.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Le code pénal polonais de 1932 et le droit délictuel, traduit avec Malcolm McDermott, Durham, North Carolina, Duke University Press, 1939, 95 p.
La réglementation des paiements internationaux : traité de droit comparé sur les devises : le clearing et les accords de paiements : les conflits des lois, Paris, A. Pedone, 1939, 422 p.
Key laws, decrees and regulations issued by the Axis in occupied Europe, Washington, Board of Economic Warfare, Blockade and Supply Branch, Reoccupation Division, 1942, 170 p.
Articles
« La réforme du droit pénal en Chine », Revue de droit pénal et de criminologie, n° 8, juillet 1932, 9 p.
« Copyright Law and the Author in Nazi Germany », Author’s League Bulletin, vol. 31, n° 7 October 1944, pp. 15-17
« The Legal Case Against Hitler », The Nation, 24 février 1945, p. 205, 2e partie publiée le 10 mars 1945, p. 268
Le Crime de génocide, La Documentation française, Notes Documentaires et Etudes, n° 417, Paris, 1946
« Le crime de génocide », Revue de droit international de sciences diplomatiques et politiques, vol. 24, Genève, 1946, p. 217
« Genocide », The American Scholar, n° 15, 1947, pp. 227-230, p. 229
« Genocide as a Crime under International Law : Current Notes », The American Journal of International Law, vol. 41, n° 1, 1947, pp. 145-151 (publié également dans le United Nations Bulletin, vol. IV, 15 Janvier 1948)
« War Against Genocide; General Assembly of the UN faces problem », Christian Science Monitor Magazine, 31 Janvier 1948, p. 2
« My Battle with Half the World », Chicago Jewish Forum, Winter, 1952
« Is it Genocide? », Anti-Defamation League Bulletin, vol. 10, n° 1, Janvier 1953, pp. 3-8
Rapports
L’emploi intentionnel des moyens capables de faire courir un danger commun, Rapport sur le terrorisme à la 4eConférence internationale pour l’unification du droit pénal, n° 8, 1931, Paris, Recueil Sirey, 1931, 11 p.
Les actes constituant un danger général (interétatique) considérés comme délits de droit des gens, Explications additionnelles au Rapport spécial présenté à la Ve Conférence pour l’unification du droit pénal à Madrid (14-20.X.1933), Paris, Pedone, 1933.
De quelle manière pourrait-on obtenir une meilleure spécialisation du juge pénal ?, Rapport présenté au troisième Congrès de l’association internationale de droit pénal, Palerme, avril 1933.
Falsification of Passports as an International Crime : Towards an International Convention for the Protection of Passports, Rapport présenté à la sixième Conférence internationale pour l’unification du droit pénal, Le Caire, janvier 1938
La protection de la paix par le droit pénal interne, Rapport présenté au quatrième Congrès de l’association internationale pour le droit pénal, Paris, 26-31 juillet 1938
Le rôle du juge dans la lutte contre la criminalité et sa préparation criminologique, Rapport présenté au premier Congrès de Criminologie, Rome, octobre 1938
Discours
The Legal Framework of Totalitarian Control over Foreign Economies, Discours devant la section de droit international et de droit comparé de l’ABA, Indianapolis, 29 septembre-3 octobre 1941