Lettre du Président

Un moment schizophrénique[1]

Décembre 2024

Un ami spécialiste d’une branche du droit administratif me demandait, sans aucune moquerie ni arrière-pensée, à propos des conflits entre la Russie et l’Ukraine ou au Proche-Orient : « Ce n’est pas compliqué d’enseigner le droit international en ce moment ? » Ma réponse fut classique, soulignant que le droit international est plus que le droit de la guerre et de la paix, même si l’attention est logiquement centrale sur cet aspect, etc[2]. Après tout, les spécialistes de droit international (universitaires et/ou praticiens) ont l’habitude d’être confrontés aux doutes de collègues, aux contradictions ressenties entre l’appréciation et l’application de cette branche du droit. Cela n’est bien sûr pas propre au droit international. Simplement, quand le bilan atteint pour le Proche-Orient (en comprenant l’extension du conflit au Liban) près de 50.000 morts au moment où nous rédigeons ces lignes, on ne peut guère reprocher à son interlocuteur de s’étonner du grand écart entre l’affirmation de ce droit et le bilan actuel de son application aux conflits en cours, dont celui au Proche-Orient. Quoi qu’on en dise, le malaise existe.

Il serait cependant en partie dissipé si une forme de schizophrénie ne s’était pas immiscée dans le débat en France à propos de ce conflit, et si le droit international n’avait pas été aussi malmené lors de ces mêmes débats. Le droit n’est qu’une matière inerte aux mains de ses créateurs et de ses utilisateurs. A son corps défendant, il est bien instrumentalisé. Ceci n’est guère surprenant lors d’évènements politiques ayant une assise juridique, ou d’invocations du droit ayant des répercussions politiques. C’est le cas en l’espèce.

Le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères du 17 mars 2023 sur le réseau « X », à propos des mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, soulignait qu’aucun responsable des crimes commis par la Russie en Ukraine « quel que soit son statut, ne doit échapper à la justice internationale ». Lors d’un point de presse du 2 septembre 2024 à propos de la visite du Président russe en Mongolie, Etat partie au Statut de Rome, le porte-parole du Quai d’Orsay a ainsi répondu à la question d’un journaliste : « Chaque État partie au Statut de Rome a l’obligation de coopérer avec la Cour pénale internationale et d’exécuter les mandats d’arrêt émis par celle-ci, en application des dispositions pertinentes du Statut de Rome. Fidèle à son engagement de longue date pour lutter contre l’impunité, la France continuera d’apporter son appui à l’indispensable travail de la justice internationale pour assurer que les responsables de tous les crimes commis par la Russie en Ukraine rendent des comptes. Elle apporte son plein soutien à la CPI, ainsi qu’aux juridictions ukrainiennes qui concourent à cet objectif. » Un petit bémol apparaît cependant lors d’un point de presse du 28 novembre suivant : « [S’agissant de la Mongolie], on va attendre de voir ce que donne la démarche de la Mongolie vis-à-vis de la Cour pénale internationale pour savoir comment (…) on doit prendre cet article 98 et comment (…) celui-ci s’imbrique (…) avec l’article 86. »

Le communique du même ministère sur le même réseau « X » du 22 novembre 2024 à propos des mandats d’arrêt à l’encontre du Premier ministre israélien, de son ancien ministre de la défense (qui ne bénéficie donc plus d’une immunité) et du chef de la branche armée du Hamas (ce dernier étant probablement mort mais ne bénéficiant d’aucune immunité puisque la Palestine est partie au Statut de la CPI), mentionne pudiquement : « Il ne s’agit pas d’un jugement mais de la formalisation d’une accusation. » Ceci est juridiquement parfaitement exact, et l’était tout autant pour le mandat délivré à l’encontre du Président russe. Il est également exact que la question des immunités se pose dans les mêmes termes au regard du Statut de Rome pour le dirigeant russe et pour les dirigeants israéliens puisque ni la Russie ni Israël ne sont parties au Statut de Rome.

Le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères du 27 novembre 2024 se fait plus explicite : « La France respectera ses obligations internationales, étant entendu que le Statut de Rome exige une pleine coopération avec la Cour pénale internationale (CPI) et prévoit également qu’un État ne peut être tenu d’agir d’une manière incompatible avec ses obligations en vertu du droit international en ce qui concerne les immunités des États non parties à la CPI. De telles immunités s’appliquent au Premier ministre Netanyahou et aux autres ministres concernés et devront être prises en considération si la CPI devait nous demander leur arrestation et remise. Conformément à l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante, la France entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Netanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient. » De tels propos n’auraient bien sûr pas été écrits pour la Russie, mais on peut quand même douter du respect de l’Etat de droit à propos de l’actuel gouvernement d’Israël au regard de ses dérives extrémistes. Un point de presse du 28 novembre 2024 précise : « La première [des obligations de la France], c’est de coopérer avec la Cour pénale internationale. C’est l’article 86. Et de la même manière, nous avons aussi l’obligation de respecter les immunités qui sont prévues à l’article 98. Ce sont les deux éléments juridiques. [Si le premier ministre israélien venait en France] il faudra[it] le moment venu que la justice décide (…) c’est une question qui reviendra au pouvoir judiciaire. » Et d’ajouter : « (…) il n’y a pas eu de changement de position entre les déclarations qu’on a pu faire au moment du mandat d’arrêt qui a été émis contre Vladimir Poutine et ce que nous avons dit hier (…) il est peut-être probable que nous ayons été moins précis dans le cas de Vladimir Poutine que dans le cas présent, mais en tout cas, la position est la même. » Un début d’aveu quand même.

Dès lors, pourquoi ce changement de ton et pourquoi invoquer désormais les dispositions du Statut de Rome alors qu’elles existaient déjà auparavant sans avoir été mises en avant par le gouvernement français ? Les « sachants » pourront toujours expliquer que la position française n’a pas varié depuis le mandat de la CPI contre le Président russe concernant son éventuelle arrestation lors d’un passage en France, le mal est fait. La question n’est pas l’exactitude de la justification juridique, mais le ressenti pour les observateurs extérieurs avertis, et bien sûr pour la population. Or, la communication – bien cacophonique en l’espèce – du gouvernement est devenue un élément central du débat.

La position de la France – que l’on peut qualifier en l’espèce de politique juridique extérieure – semble ainsi plus ambiguë que d’autres Etats, comme l’Italie ou le Royaume-Uni, qui ont déclaré qu’ils seraient contraints d’arrêter le chef du gouvernement israélien s’il venait sur leur sol, parfois (comme pour l’Italie) en dissociant leur désaccord politique concernant ces mandats d’arrêt, de leur obligation juridique de les respecter. Comme elle l’a démontré avec le cas de la Mongolie, la Cour pénale internationale ne peut guère aller au-delà d’une admonestation de principe, et d’une demande d’explication, pour les Etats contrevenant à leurs obligations, mais elle rappelle néanmoins que la question des immunités des dirigeants d’Etats non parties au Statut de Rome et sous le coup d’un mandat d’arrêt n’est pas tranchée dans le sens de l’immunité et qu’un devoir de coopération s’impose. En l’espèce, pour la Mongolie, cette situation a été renvoyée à l’Assemblée des Etats partie[3].

Reporter la question sur le juge si l’hypothèse se concrétisait démontre une position pour le moins ambiguë et peu courageuse, d’autant que celui-ci serait face à une position de la CPI par ailleurs contestée. Mais le juge peut se rassurer car il est hautement improbable que les personnes visées viennent en France d’autant que dans le cas d’Israël une demande d’appel a été introduite (à la fois sur la compétence de la Cour et sur des vices de procédure), ce qui aura pour effet de prolonger l’incertitude et de parier sur une certaine capacité d’oubli au regard de l’actualité. En attendant, la position de la France pourrait être interprétée par Israël comme une sorte de blanc-seing en contradiction avec l’application – pour le moins – des ordonnances de la CIJ prononcées entre janvier et mai 2024, que la France a également le devoir de faire respecter.

L’enchaînement des événements et prises de parole mène à une situation qui a les traits de la schizophrénie entendue en l’espèce comme une perception perturbée de la réalité[4]. On pourrait plus simplement invoquer le « double standard » qui devient la norme. Il s’agit de moins en moins d’une exception, le « double standard » s’apparentant désormais à une manière décomplexée de gouverner, sans honte ni remords.

Le droit international a-t-il encore une crédibilité dans la forme que prend le débat ?

Les déclarations grandiloquentes se succèdent sans qu’une cohérence – notamment juridique – en émerge. Obsédé par des éléments de politique interne, le ministre de l’intérieur dénonce des « faiseurs de haine » qu’il assimile directement à l’islamiste radical et à ceux qui instrumentalisent la cause palestinienne à des fins politiques. Pas un mot de droit international dans tout cela. Ceci étant, quand le droit est invoqué, il l’est étrangement. Ainsi, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères a pu s’indigner : « Retourner l’accusation de génocide contre le gouvernement d’un peuple qui l’a subi, c’est non seulement une faute morale mais c’est également une faute juridique », a-t-il affirmé le 12 novembre 2024 à l’Assemblée nationale. Si l’on écarte l’aspect moral propre à chacun, il reste la « faute juridique ». On peut s’en étonner car si la Cour internationale de Justice devait se prononcer dans le futur sur l’existence d’un génocide, ceci signifierait en toute logique qu’elle commettrait une « faute juridique ». Etonnante affirmation pour des paroles prononcées bien après les ordonnances en indication de mesures conservatoires de la CIJ dont aucune recommandation n’a été suivie d’effets, et alors que la situation continue de se dégrader. On voit mal comment la France pourrait alors gérer une telle contradiction tout en affirmant son respect des décisions de la CIJ. La prudence aurait pour le moins été de mise.

Le débat ne concerne pas seulement quelques déclarations maladroites, mais s’immisce dans l’utilisation de mots-concepts qui mériteraient plus de clarté et de précision sémantique. Que ce soit le terrorisme, le crime de génocide, ou l’antisémitisme, pour ne citer que les plus utilisés, ces mots n’ont plus de sens ou, du moins, plus le sens logique et juridique qui devrait prévaloir. Inutile d’aller chercher des explications complexes et théoriques pour se rendre compte que la position officielle de la France est arcboutée sur des considérations de politique interne dans un moment où l’équilibre de l’exécutif est (euphémisme) vacillant. Le débat délétère sur la loi condamnant l’apologie du terrorisme en est une nouvelle preuve. Jetée en pâture dans le débat public entre demande d’abrogation, de simple modification ou souhait d’un statu quo, cette incrimination dont l’utilité est indéniable a perdu son sens initial. Ce n’est plus qu’une querelle de mots.

La situation dans le monde mérite mieux, et mérite surtout de ne pas prendre le droit international en otage, ou comme une simple variable d’ajustement dans des débats politiques. Si les conflits en Ukraine et au Proche-Orient focalisent à juste titre l’attention, d’autres ne peuvent être oubliés, comme celui en Syrie, au Soudan ou au Congo pour ne citer que quelques exemples tragiques. Entre le retour d’une administration aux Etats-Unis qui ne se soucie guère du droit international (encore un euphémisme), certains Etats comme l’Afrique du Sud ou le Nicaragua qui souhaitent passer par la voie judiciaire, non sans pratiquer eux-mêmes une forme de double standard[5], le futur proche s’annonce complexe pour le droit international, ce qui rend d’autant plus nécessaire une position non ambiguë pour la France. Nous pourrions y ajouter la récente position de la France défendue par le Président de la République à propos du Sahara occidental en contradiction avec la position de l’ONU et, dans une certaine mesure, avec les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne.

Oui, cher ami administrativiste, il est compliqué aujourd’hui d’enseigner le droit international quand le débat fondé sur des oppositions idéologiques passés au filtre d’oppositions politiques souvent contingentes prédomine.

Pour éviter un débat schizophrénique qui laisse pantois en France, le retour aux fondamentaux du droit international s’impose. Ceci ne veut pas dire négliger les causes de ce conflit, ni les voies politiques et juridiques aptes à y répondre, et cela ne veut surtout pas dire que le droit doit rester éloigné de la politique, vaste chimère trop souvent susurrée, mais la France s’est engagée, à grand renfort de communication, dans ce qui est qualifié de « Stratégie d’influence par le droit ». Prenons-là au mot.

*

Au-delà de ces remarques, la SFDI poursuit ses travaux dans une ambiance heureusement moins fébrile, et sur des sujets variés qui, s’ils interfèrent parfois avec le droit des conflits armés, s’en éloignent pour l’essentiel, prouvant ainsi la diversité des sujets abordés sous l’angle du droit international. Après une riche année 2024 ponctuée par le très beau colloque de Nanterre sur Sport et Droit international, puis la très intéressante et conviviale Journée d’études franco-espagnole de Toulouse sur L’Assemblée générale des Nations Unies entre continuité et renouveau, l’année 2025 verra se dérouler un colloque à Nice au printemps qui s’annonce novateur par le sujet traité : Art et Droit international, puis une Journée d’études franco-québécoise à l’Université de Paris-Cité en octobre sur un sujet là aussi d’importance : Penser le droit international en français. En collaboration avec l’Académie des sciences morales et politiques aura également lieu en décembre 2025 une journée consacrée au 400ème anniversaire de la parution de l’ouvrage de Grotius Le droit de la guerre et de la paix (on y revient !) pour en jauger l’actualité.

D’autres projets pour 2026, et même 2027, sont déjà envisagés, ce qui bien entendu réjouit le Président de la SFDI. Nous espérons vous y retrouver nombreux en 2025… et après.

 

Jean-Marc Sorel

Président de la Société française pour le droit international

 

[1] Ce billet – qui peut être qualifié d’humeur – n’engage que son rédacteur en tant que Président en exercice de la SFDI, et nullement la Société française pour le droit international dans son ensemble.

[2] La mention des futures manifestations de la SFDI à la fin de ce message en est un exemple.

[3] « Aujourd’hui, le 24 octobre 2024, la Chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale (« CPI » ou la Cour ») a conclu qu’en n’arrêtant pas M. Poutine alors qu’il se trouvait sur son territoire et en ne le remettant pas à la Cour, la Mongolie n’a pas donné suite à la demande de coopération de la Cour à cet égard, contrairement aux dispositions du Statut de Rome (« le Statut »), empêchant ainsi la Cour d’exercer ses fonctions et pouvoirs au sens de l’article 87(7) du Statut. Compte tenu de la gravité du manquement de la Mongolie à coopérer avec la Cour, la Chambre a jugé nécessaire de renvoyer la question à l’Assemblée des États parties. La Chambre a réaffirmé que l’immunité personnelle, y compris celle des chefs d’État, n’est pas opposable devant la CPI et qu’aucune renonciation n’est requise. Les États parties et ceux qui acceptent la compétence de la Cour ont le devoir d’arrêter et de remettre les personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI, quelle que soit leur position officielle ou leur nationalité. » La Cour pénale internationale a ensuite rejeté la demande de la Mongolie de faire appel de son renvoi devant l’Assemblée des États partie.

[4] Ajoutons que la décision d’émettre les mandats d’arrêt concernant les évènements au Proche-Orient a été prise par une chambre préliminaire de la CPI comprenant trois juges (nonobstant le retrait de la juge roumaine pour « raisons de santé ») parmi lesquels le juge français.

[5] En oubliant parfois leur passé puisque l’Afrique du Sud s’était illustrée en refusant d’arrêter le Président soudanais en 2015 alors que ce dernier se trouvait dans la même situation juridique que le Président russe ou le Premier ministre israélien aujourd’hui avec, circonstance aggravante, une obligation découlant d’une saisine de la CPI par le Conseil de sécurité. Pour le Nicaragua, sa position en faveur du régime russe actuel peut aussi interroger sur sa volonté d’appliquer le droit international d’une manière uniforme.