CRISE OU EFFONDREMENT DU DROIT INTERNATIONAL ?
Cela fait une cinquantaine d’années que je me consacre au droit international – à peu près autant que j’entends dire que le droit international est en crise. Bousculé par États nouveaux issus de la décolonisation, il l’était, disait-on, quand j’ai commencé à m’y intéresser, dans la seconde moitié des années 1960 (eh oui – déjà !). Il l’était encore quand Prosper Weil dans son pamphlet fameux sur la normativité relative le disait « malade de ses normes » au seuil des années 1980. Après l’euphorie éphémère la première moitié des années 1990 il l’était toujours, pour d’autres raisons, lorsque les États-Unis agressaient l’Iraq et, moins conjoncturellement, du fait de la mondialisation et de la nouvelle grille de lecture du droit international qu’elle impose. Et, en crise, notre droit international l’est plus que jamais aujourd’hui avec… il y a le choix : la démolition systématique de l’ordre international de l’après-guerre par Donald Trump, l’annexion douteuse de la Crimée par la Russie, le refus de plusieurs États (Chine, Colombie, Croatie) de respecter des arrêts ou sentences arbitrales leur donnant tort, etc.
Comme le disait il y a peu, dans un remarquable discours prononcé devant la Société européenne pour le droit international, l’ancien Vice-Président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé : « notre époque semble marquer une double rupture : la crise n’est plus ponctuelle ou périodique, elle est devenue permanente ; elle ne nous éclaire plus sur le sens d’une évolution ; elle est devenue source d’indécision, de désordres et d’incertitudes quant à ses causes et ses effets, à son diagnostic et ses remèdes. Les crises ne s’inscrivent plus avec autant d’évidence qu’auparavant dans l’horizon d’un ‘après-crise’. Cette double rupture tient sans doute à un ébranlement profond de notre conception du progrès et des identités individuelle et collective. Nous sommes aujourd’hui confrontés au vertige d’une crise sans fin, sans ordre et sans limite »[1].
Tout ceci signe-t-il l’arrêt de mort du droit international ? Je ne le crois pas. Au contraire d’une certaine manière : la plupart des menaces qui planent sur lui trouvent leur racine dans l’exacerbation de la souveraineté ; or, contrairement à une idée trop reçue, la souveraineté n’est pas incompatible avec le droit : elle le rend absolument nécessaire. Ou bien une seule puissance est capable de dominer complètement le monde et alors, oui, adieu le droit international au profit d’un État mondial sans contrepoids externe ; ou bien les États souverains – également souverains – continuent à coexister et sauf à recourir à la guerre (suicidaire pour l’humanité si elle se fait entre grandes puissances), le droit est indispensable pour assurer leur coexistence. En tout cas, un certain ordre juridique.
Lequel ? Comme vont les choses, sans doute pas celui que nous connaissons, défendons et souhaitons améliorer. Un droit plus « inter-souverainiste », moins multilatéral, faisant la part plus belle aux rapports de force « crus » et reflétant les nouveaux rapports de puissances : les États-Unis affaiblis (mais loin d’être à terre) pour avoir renié l’ordre moins injuste dont ils avaient été, en 1945, les principaux fondateurs, au nom d’un slogan démagogique – America first – et qui s’efforcent de projeter leur propre droit au-delà de leurs frontières ; la Chine tissant sa toile, en exaltant la souveraineté « de l’État » pour le plus grand profit de la sienne propre ; et les autres, que ce soit la Russie de Poutine, ou l’Inde, ou de moindres seigneurs – mais tout aussi inquiétants (et d’abord les puissances régionales comme l’Arabie saoudite ou l’Iran) s’efforçant de tirer parti de la nouvelle guerre froide en se frayant un chemin entre les deux géants qui pratiquent plus que jamais un clientélisme un peu obscène. Et l’Europe, gangrénée par le populisme, qui louvoie et joue à colin-maillard avec les migrants…
Ce souverainisme exacerbé ne se déploie pas seulement dans l’ordre international. Il produit aussi ses effets à l’intérieur même des États : les dirigeants flattent le nationalisme de la population, font le lit des populismes et entretiennent la « crise des migrants » alors même que le flot se tarit. L’« illibéralisme » fleurit au sein même des « libres démocraties d’Europe » ; les dictatures n’ont plus rien à craindre ; le devoir d’ingérence est mort depuis longtemps et la responsabilité de protéger, plus réaliste et qui semblait faire l’objet d’un consensus a minima, a, pour le moins, du plomb dans l’aile.
Et ce n’est pas tout : pendant que les États jouent à ces jeux dangereux, la planète se meurt : malgré les avertissements de plus en plus angoissés des scientifiques et les preuves irréfutables et irréfutées de la dégradation de l’environnement et de ses effets dramatiques sur le climat, la diversité biologique et, à terme, sans doute, la survie même de l’humanité, rien ne vient faire obstacle aux appétits financiers des grandes sociétés et des fonds spéculatifs. Dans le même ordre d’idée, les inégalités s’accroissent et constituent sans doute à terme un facteur d’instabilité.
Et pendant ce temps-là, que font les juristes ? que faisons-nous, nous internationalistes ? Certains – et c’est devenu un courant influent et attractif, surtout parmi les jeunes internationalistes – se complaisent dans un nombrilisme stérile en dénonçant les turpitudes (supposées ou réelles) du petit monde des internationalistes (dont ils font partie…) : « new streami » et nouvelle(s) école(s) critique(s), ne s’intéressent nullement au fond du droit mais seulement à critiquer ceux qui le font ou qui l’étudient. D’autres, mais, il faut le reconnaître, moins nombreux, se servent du droit comme d’un instrument pour défendre des thèses nationales et nationalistes. Et puis il y a le main stream ou supposé tel, qui s’emploie à présenter le droit tel qu’il est et à lui faire servir la cause définie par les fondateurs des Nations Unies :
« à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,
à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ».
C’est ce droit international que les Statuts de notre société nous invitent à défendre. Le faisons-nous ? Le pouvons-nous ?
Nous le faisons en ce sens que nous contribuons surement à son étude et à sa diffusion – ne serait-ce que par nos colloques et autres journées d’étude et par leur publication, dont, en toute immodestie, je considère qu’ils sont des modèles du genre, par l’encouragement donné aux activités des jeunes chercheurs, au concours Rousseau de procès simulé en droit international, par quelques bourses et par des prix de thèse. Mais est-ce à la mesure des enjeux ? Il me semble en tout cas que le moment est venu de se poser la question de la raison d’être de notre compagnie (et, d’une manière générale, de celle des sociétés pour le droit international) : ne devrions-nous pas nous positionner davantage comme un « groupe de pression » pour tenter de préserver ce qui doit et peut l’être et de faire avancer le droit international dans une direction meilleure ? En avons-nous les moyens ? Comment se les donner ?
Deux évènements auxquels nous travaillons vont essayer d’apporter des réponses à ces questions, qui me paraissent à la fois cruciales et difficiles, pour ne pas dire angoissantes :
- d’une part, conjointement avec l’American Society for International Law, la SFDI organisera à La Haye les 2 et 3 septembre prochain, le deuxième Rencontre mondiale des sociétés pour le Droit international sur un thème dont le titre n’est pas encore complètement arrêté mais tournera autour des défis qu’affronte aujourd’hui le droit international et du rôle que peuvent jouer les sociétés pour le droit international pour y répondre ; et,
- d’autre part, nous envisageons de tenir, très probablement à Strasbourg, et à une date qui n’est pas encore fixée, des « Assises sur/pour l’enseignement du droit international ».
La Société vit pour et grâce à ses membres. Aidez-nous à la faire vivre ; ne vous contentez pas de payer votre cotisation (même si je ne saurais trop vous inciter à le faire – au fait l’avez-vous réglée pour l’année 2018 ?) ; donnez-nous des idées[2] ; participez, si vous le voulez, à l’organisation de ces évènements.
Alain PELLET, Président de la SFDI
[1] « Discours de clôture par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État lors de la 12ème conférence annuelle de la Société européenne de droit international (SEDI), qui s’est tenue à Riga en Lettonie du 8 au 10 septembre 2016 » (http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Comment-le-droit-international-fonctionne-en-temps-de-crise).
[2] N’hésitez pas à nous contacter en écrivant à Anne-Thida Norodom, Secrétaire générale (secretairegeneral@https://stage.https://sfdi.org/wp-content/uploads/2014/10/Galerie4-1.jpg2000.autones-avocat.com/wp-content/uploads/2016/11/colloque2016-1.png.org), au Bureau des jeunes chercheurs (jeunes.chercheurs@https://stage.https://sfdi.org/wp-content/uploads/2014/10/Galerie4-1.jpg2000.autones-avocat.com/wp-content/uploads/2016/11/colloque2016-1.png.org) ou en nous retrouvant sur notre page Facebook ( https://www.facebook.com/societefrancaisedroitinternational ou https://www.facebook.com/jeuneschercheurshttps://stage.https://sfdi.org/wp-content/uploads/2014/10/Galerie4-1.jpg2000.autones-avocat.com/wp-content/uploads/2016/11/colloque2016-1.png/) ou sur Twitter (https://twitter.com/https://stage.https://sfdi.org/wp-content/uploads/2014/10/Galerie4-1.jpg2000.autones-avocat.com/wp-content/uploads/2016/11/colloque2016-1.png_fra).