Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général
JOE VERHOEVEN
(1943-2024)
C’est par un livre de 861 pages publié à Paris en 1975 que Joe Verhoeven fit son entrée par la grande porte dans le cercle des spécialistes du droit international : La reconnaissance internationale dans la pratique contemporaine. Les relations publiques, paru aux Editions A. Pedone.
Issu de sa thèse d’agrégation dirigée par Paul De Visscher et consacrée à la reconnaissance internationale des Etats, ce livre établit en effet d’emblée sa réputation scientifique, non seulement par l’ampleur de la recherche entreprise, mais aussi par la profondeur, sinon la radicalité, du questionnement dont elle procédait. Le jeune auteur y démontrait que la reconnaissance des Etats par leurs pairs n’est pas une institution juridique, contrairement à ce que l’on avait longtemps considéré.
Une œuvre inclassable
Voilà donc comment, sans craindre le paradoxe ni le déboulonnage de quelques figures tutélaires, Joe Verhoeven établit sa réputation de juriste : en disant aux juristes qu’ils se sont trompés car ce qu’ils tenaient pour du droit n’en était en réalité pas.
Mettre le droit à sa place ; donner à voir ce qu’il est au juste. Cette manière de penser et d’enseigner à propos du droit n’allait plus le quitter.
Maniant comme nul autre la dialectique du questionnement, Joe Verhoeven est l’auteur d’une œuvre considérable, une œuvre déconstructionniste avant l’heure tout en ne l’étant pas, une œuvre qui n’appartient à aucun courant doctrinal identifiable et qui demeure inclassable. Une œuvre profondément personnelle et originale qui, mettant un point d’interrogation à l’endroit du plus grand sérieux, avait des accents nietzschéens alors même que son auteur resta toute sa vie fidèle à la foi de son enfance.
Joe Verhoeven l’impertinent très pertinent a souvent fait vaciller le plus grand sérieux, et cela sans jamais se prendre au sérieux. La valeur de ses écrits tient à ce point d’interrogation toujours et encore remis sur le métier.
Une pédagogie centrée sur le questionnement
Enseignant d’abord à Leuven, il fut, avec les autres collègues de sa génération, parmi les premiers à occuper les nouveaux locaux du Collège Thomas More après le « déménagement » de la partie francophone de la vieille université vers Louvain-la-Neuve. Il marqua le bâtiment qui accueille la Faculté de droit et de criminologie d’une présence quotidienne teintée de l’élégante et nonchalante espièglerie dont il avait le secret. Il fut Secrétaire académique de la Faculté et plusieurs fois président du Département de droit international. Enseignant également aux Facultés universitaires Saint-Louis, il fut longtemps titulaire des cours de droit international public et de droit de l’Union européenne, matières au sujet desquelles il publia deux précis qui firent date (v. infra Bibliographie).
Son esprit et sa manière de donner cours marquèrent les générations successives d’étudiants et firent de lui un personnage de légende pour les célèbres revues estudiantines. Il avait en effet une pédagogie bien particulière, mais évidemment réfléchie. Selon lui, il y avait deux manières de donner cours. La première consiste à enseigner clairement, d’une manière telle qu’en sortant du cours, l’étudiant ayant tout compris ne se pose aucune question. C’était, disait-il, la manière assurément remarquable dont un célèbre collègue enseignait avec succès le droit constitutionnel. Mais, selon la théorie pédagogique de Joe Verhoeven, il était de loin préférable que l’étudiant sorte du cours en se posant plein de questions, de telle manière à devoir procéder tout différemment. Peut-être y avait-il là une manière de cacher sous un vernis théorisant quelque défaut personnel ; quoi qu’il en ait pu être, entre faire comprendre et faire réfléchir, Joe Verhoeven avait en quelque sorte choisi et ses enseignements, souvent d’apparence décousus mais toujours discursifs, ne laissaient jamais indifférent et faisaient grandir celles et ceux qui acceptaient d’emprunter les méandres de sa pensée.
C’est précédé de cette réputation qu’en septembre 2000 il devint professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas où il acheva sa carrière d’enseignant en 2012 tout en conservant quelques heures d’enseignement à Louvain-la-Neuve.
Joe Verhoeven enseigna dans de nombreuses universités à travers le monde, et fut visiting scholar à Stanford durant un congé sabbatique très productif. Il donna un cours spécialisé à l’Académie de droit international de La Haye en 1985 lors de la session de droit international privé – ce qui ne manquait pas souligner la largeur de sa palette juridique –, et, consécration, le cours général de l’Académie en 2002.
Un généraliste destinataire de tous les honneurs
Membre puis président de la Commission juridique du Fonds national de la recherche scientifique belge, il fut un chercheur prolifique à la plume reconnaissable. Là encore, sa théorie pédagogique était à l’œuvre. Et là encore, il ne se prenait pas au sérieux : après avoir publié un article dans une revue japonaise (il fut l’auteur de nombreuses publications en anglais, mais la remarque suivante fut suscitée à l’occasion de la parution au Hitotsubashi Journal of Law and Politics), il ne manquait pas de s’étonner avec malice que ses lecteurs le comprenaient bien mieux lorsqu’il écrivait en anglais…
A Louvain comme à Paris, il dirigea de nombreuses thèses de doctorat sur des sujets très variés, ce que sa stature de « généraliste » du droit international lui permettait d’assumer parfaitement.
Durant dix ans, Joe Verhoeven fut encore directeur de l’Annuaire français de droit international et de l’Institut des hautes études internationales de Paris. Il fut également longtemps membre du Conseil de la Société française pour le droit international.
Il n’était pas l’homme de causes politiques particulières et n’était pas habité par une approche militante du droit, mais il eut à cœur de défendre les principes juridiques élémentaires au soutien de quelques peuples, en particulier le peuple arménien et le peuple palestinien.
Elu associé de l’Institut de droit international en 1985 lors de la session d’Helsinki, il en devint membre titulaire en 1991 lors de la session de Bâle et en fut Secrétaire général de 2003 à 2015, organisant en cette qualité les sessions de Cracovie, Santiago du Chili, Naples, Rhodes, Tokyo et Tallinn. Il fut rapporteur de la treizième commission sur « les immunités de juridiction et d’exécution du chef d’Etat et de gouvernement en droit international », dont les travaux aboutirent à l’adoption d’une résolution sur cette question lors de la session de Vancouver (2001).
Il fut membre du groupe belge de la Cour permanente d’arbitrage, conseil de plusieurs Etats, notamment de l’Iran devant le Tribunal des différends irano-américains, et juge ad hoc près la Cour internationale de Justice, désigné à cette fonction par la République démocratique du Congo, dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo. Lui rendant hommage lors de la rentrée judiciaire de 2024, le Président de la Cour internationale de Justice souligna que « le juge Verhoeven [y] était grandement respecté et apprécié par ses collègues, tant d’un point de vue professionnel que personnel. Son remarquable esprit aiguisé et son professionnalisme, empreints de douceur et de modestie, resteront gravés dans nos mémoires. Il a été un juge exemplaire, un juriste international de premier plan et un enseignant talentueux qui a enrichi la vie de tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer ».
Ainsi, Joe Verhoeven a pratiquement eu tous les honneurs auxquels un internationaliste peut aspirer, alors même qu’il fuyait les honneurs qu’apporte trop facilement la pensée convenue.
Si, comme Saint Augustin, il était au terme de sa vie « devenu pour [lui] en [lui]-même une grande énigme » (Confessions, trad. Louis de Mondadon, éd. Pierre Horay, Livre IV-4(9)), il demeure pour ses étudiants et ses doctorants celui par lequel ils ont appris ce qu’il aimait appeler le « solfège » du droit international.
Pierre d’ARGENT
Professeur ordinaire à l’Université de Louvain
Membre de l’Institut de droit international
Avocat
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Monographies
La reconnaissance internationale dans la pratique contemporaine. Les relations publiques, Paris, Pedone, 1975, 861 p.
Les nullités du droit des gens, Droit international I, IHEI, Cours et travaux, Paris, Pedone, 1981, 174 p.
Droit de la Communauté européenne, Précis de la Faculté de droit de l’UCL, Larcier, 1996, 448 p. (2ème édition 2001, 510 p.).
Droit international public, Précis de la Faculté de droit de l’UCL, Larcier, 2000, 856 p.
Direction d’ouvrages
Le droit international des immunités: contestation ou consolidation ?, Larcier et LGDJ, 2004, Bibliothèque de l’Institut des hautes études internationales de Paris, 283 p.
The Antarctic environment and international law (avec Ph. Sands, M. Bruce), Kluwer Law international, 2003, International environmental law and policy series, 228 p
Le principe de précaution (avec Ch. Leben), Éd. Panthéon-Assas et diff. LGDJ, 2002, Droit international et relations internationales, 247 p.
Cours à l’Académie de droit international de La Haye
Articles
« L’Etat et l’ordre juridique international », RGDIP, 1978/3, pp. 749-774 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« La notion d’applicabilité directe du droit international », RBDI, 1980/2, pp. 243-264
« Le droit, le juge et la violence », RGDIP, 1987, pp. 1159-1239 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Non intervention : ‘affaires intérieures’ ou ‘vie privée’ ? », in Le droit international au service de la paix, de la justice et du développement : mélanges Michel Virally, Paris, Pedone, 1991, p. 493-500 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Le crime de génocide. Originalité et ambiguïté », RBDI, 1991/1, pp. 5-26
« La reconnaissance, déclin ou renouveau », AFDI, 1993, pp. 7-40
« Assentiment, autorité, publicité », Revue belge de droit international, 1994/1, pp. 58-65
« Sovereign States : a collectivity or a community ? », Hitotsubashi Journal of Law and Politics, 1994, pp. 49 et s.
« Vers un ordre universel répressif ? Quelques observations », AFDI, 1999, pp. 55-71
« Les conceptions et les implications du temps en droit international », in SFDI, Le droit international et le temps, Colloque de Paris, Paris, Pedone, 2001, pp. 9-34 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Les ‘étirements’ de la légitime défense », AFDI, 2002, pp. 49-80
« The Law of Responsibility and the Law of Treaties », in J. Crawford, A. Pellet, S. Olleson (Ed.), The Law of International Responsibility, Oxford, OUP, 2010, pp. 105-113
« Faut-il tirer sur l’intervention d’humanité jusqu’à ce que mort s’ensuive ? », in Droit international et culture juridique. Mélanges offerts à Charles Leben, Paris, Pedone, 2015, pp. 235-258 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Les préfaces du droit international… ou ce qui est dit avant », AFDI, 2011, pp. 1-22
Rapports à l’IDI
« Les immunités de juridiction et d’exécution du chef d’Etat et de gouvernement en droit international », Annuaire de l’Institut de droit international, Session de Vancouver, vol. 69, 2000-2001, Pedone, Paris, pp. 441-709
Déclaration en tant que juge ad hoc
Hommages
P. d’Argent, B. Bonafé et J. Combacau (dir.), Les limites du droit international. Essais en l’honneur de Joe Verhoeven / The limits of international law. Essays in honour of Joe Verhoeven, Bruxelles, Bruylant, 2015, 558 p.
CIJ, Audience publique tenue le lundi 30 septembre 2024, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Salam, président, en l’affaire de la Délimitation terrestre et maritime et souveraineté sur des îles (Gabon/Guinée équatoriale), CR 2024/29, pp. 11-12