VERDROSS

Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général

ALFRED VERDROSS

(1890-1980)

 

La contribution d’Alfred Verdross à la théorie du droit international constitue l’un des plus précieux témoignages de la pensée internationaliste du XXe siècle. Né à Innsbruck en 1890, l’auteur autrichien se sera montré particulièrement sensible aux bouleversements de son époque, au point de se désolidariser des thèses positivistes et de renouer avec la doctrine classique du droit naturel. Son évolution intellectuelle se fait ainsi « le reflet, à l’échelle individuelle, de la marche des idées philosophiques et juridiques de l’époque de l’entre-deux-guerres » (A. Truyol Serra, R. Kolb, p. 123).

Une figure émancipée de l’Ecole de Vienne

Avant de se présenter comme l’un de ses plus vifs détracteurs, Verdross aura lui-même largement diffusé l’idée d’un droit international protecteur des intérêts des Etats et scrupuleusement attaché à l’expression de leur volonté. Membre des cercles catholiques de la monarchie austro-hongroise de la fin du XIXe siècle, Verdross est l’une des principales figures de l’Ecole de Vienne, aux côtés de Merkel et Kelsen. Ses travaux révèlent toutefois rapidement la nécessité de ne plus faire exclusivement dépendre le droit international des seules volontés étatiques. L’auteur fait appel à la tradition du droit naturel chrétien, notamment dans son cours sur les principes généraux du droit professé à La Haye en 1929, ainsi que dans la première édition de son célèbre ouvrage Völkerrecht, parue en 1937. Il y convoque la « raison objective » et les « principes généraux du droit et de la morale ». A la « norme fondamentale » de l’Ecole de Vienne, il substitue des règles éthiques, absolues et universelles susceptibles de s’imposer, en cas de conflit, aux règles voulues par les Etats.

Droit naturel, jus cogens et Communauté internationale

L’influence de la pensée hégélienne est ainsi très nettement perceptible. Si la philosophie du droit est sans cesse sollicitée, elle n’est toutefois jamais déconnectée du droit positif. A l’image de Louis Le Fur à la même époque en France, Verdross estime que le droit naturel ne peut, seul, suffire et qu’il suppose le concours du droit positif. Le droit naturel a donc bel et bien sa place dans le discours juridique, mais en tant qu’instrument permettant tout à la fois de fonder et de limiter les normes du droit positif. Défendant l’idée selon laquelle l’homme ne saurait lui-même créer les normes de la justice mais tout au plus les constater, Verdross fonde sa réflexion sur l’opposition entre le droit applicable et un droit idéal vers lequel le premier doit tendre. Tel qu’il se trouve ici mobilisé, le droit naturel préfigure l’idée d’un droit international impératif. L’article « Forbidden Treaties in International Law » paru à l’American Journal of International Law en 1937 confirmera cette intuition.

L’idée universaliste est logiquement au cœur des réflexions de l’auteur. A l’image d’un Vitoria ou d’un Suarez, Verdross accrédite la thèse de l’unité morale du genre humain. Encore faut-il cependant qu’une telle unité puisse trouver les relais, notamment institutionnels, nécessaires à sa réalisation. Dès sa Verfassung parue en 1926 (Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft), Verdross fait intervenir la notion de Communauté internationale et, avec elle, un ordre public international qui puiserait sa source dans les valeurs éthiques de la communauté. Dans la première lecture qu’il en donne, les règles internationales les plus fondamentales sont celles qui servent l’intérêt commun des Etats. Une vision plus humaniste du droit finira par s’imposer et accompagnera l’analyse constitutionnelle de la Charte des Nations Unies à laquelle la pensée verdrossienne est encore aujourd’hui le plus souvent associée. Dans son article « Jus Dispositivum and Jus Cogens in International Law », paru à l’American Journal en 1966, Verdross en vient ainsi à évoquer les principes internationaux humanitaires qui préexistaient au second conflit mondial, et que la Charte aura confirmés et même augmentés « dans l’intérêt de l’humanité toute entière ». De cette réflexion, Verdross tire plusieurs enseignements, notamment celui de ne pas réduire la Charte de 1945 à la seule loi suprême de l’Organisation. A travers ses règles essentielles qui irradient l’ordre juridique international dans son ensemble, et qui n’attribuent plus simplement des droits aux Etats mais leur imposent aussi des obligations absolues, la Charte incarne la Constitution mondiale.

Professeur et praticien

Verdross aura ainsi été le témoin d’une société internationale en pleine mutation. Les activités pratiques qu’il aura par ailleurs exercées témoignent également, à leur façon, du phénomène d’institutionnalisation du droit international. Outre ses activités académiques (professeur à la faculté de droit de Vienne de 1924 à 1960) et éditoriales (pour la Osterreichische Zeitschrift fur öffentliches Recht à partir de 1924), ainsi que ses fonctions exercées au service juridique du ministère des affaires étrangères autrichien (1920-1924) et à la Cour constitutionnelle autrichienne (1926-1929), Verdross aura été tout à la fois membre de la Commission du droit international (1957-1966) ainsi que de plusieurs commissions de conciliation entre 1950 et 1955, président de l’Institut de droit international (1959-1961), et juge à la Cour européenne des droits de l’homme (1958-1976).

 

Pierre-François LAVAL

Professeur à l’Université d’Orléans

 

Sources : J. Carty, « Alfred Verdross and Othmar Spann : German romantic nationalism, national socialism and international law », European Journal of International Law, 1995, pp. 78-97 ; E. J. Criddle, E. Fox-Decent, « A Fiduciary Theory of Jus Cogens », The Yale Journal of International Law, 2009, pp. 331-388 ; D. Dreysse, « La contribution d’Alfred Verdross à la théorie des principes généraux du droit : la consécration d’une troisième source du droit », Grandes pages du droit international, vol. II. Les Sources, Institut des hautes études internationales, Paris, Pedone, 2016, pp. 249-276 ; E. Engelberg, « Les bases idéologiques de la nouvelle conception de droit international de M. Alfred von Verdross », RGDIP, 1939, pp. 37-52 ; E. T. Kleinlein, « Alfred Verdross as a Founding Father of International Constitutionnalism ? », Göttingen Journal of International Law, 2012, pp. 385-416 ; E. Lagrange, « Retour sur un ‘classique’. A. Verdross, Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft », RGDIP, 2008, pp. 973-985 ; H. Schambeck, « Alfred Verdross als Rechtsphilosoph und die Wiener rechtstheoretische Schule », in Die Welt im Spannungsfeld zwischen Regionalisierung und Globalisierung. Festschrift für Heribert Franz Köck, Vienne, Linde, 2009, pp. 527-543 ; I. Seidl-Hohenveldern, « Alfred Verdross. Biographical note with bibliography », European Journal of International Law, 1995, pp. 103-115 ; B. Simma, « The contribution of Alfred Verdross to the Theory of International Law », European Journal of International Law, 1995, pp. 33-54 ; A. Truyol Serra, R. Kolb, Doctrines sur le fondement du droit des gens, Paris, Pedone, 2007, pp. 123-126 ; A. Truyol y Serra, « Verdross et la théorie du droit », European Journal of International Law, 1995, pp. 1-69

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE 

Ouvrages

Die Einheit des rechtlichen Weltbildes auf Grundlage der Völkerrechtsverfassung, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1923

Die Verfassung der Völkerrechtsgemeinschaft, Vienne et Berlin, Verlag von Julius Springer, 1926

Völkerrecht, Berlin, Springer, 1937, réédité à quatre reprises entre 1950 et 1964 (éd. Springer Verlag), puis Universelles Völkerrecht co-écrit avec Bruno Simma, dont la troisième et dernière édition paraît en 1984 (Berlin, éd. Duncker & Humblot ; pour une recension de l’ouvrage, voir http://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1985_num_31_1_2703)

 

Cours

« Le fondement du droit international », RCADI, 1927-I, vol. 16, pp. 247-323

« Règles générales du droit international de la paix », RCADI, 1929-V, vol. 30, pp. 271-518

« Les règles internationales concernant le traitement des étrangers », RCADI, 1931-III, vol. 37, pp. 323-412

« Les principes généraux du droit dans la jurisprudence internationale », RCADI, 1935-II, vol. 52, pp. 191-251

 

Articles

« L’excès de pouvoir du juge arbitral dans le droit international public », Revue de droit international et de législation comparée, 1928, pp. 225 et s.

« Les principes généraux du droit et le droit des gens », Revue de droit international, 1934, pp. 484 et s.

« L’idée du droit des gens dans la philosophie de Platon à Hegel », Mélanges offerts à Ernest Mahaim, t. II, 1935, p. 383

« Forbidden Treaties in International Law », AJIL, 1937, pp. 571-577

« General International Law and The United Nations Charter », International Affairs, 1954, pp. 342-348

« Jus Dispositivum and Jus Cogens in International Law », AJIL, 1966, pp. 55-63

« Le principe de la non intervention dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un Etat et l’article 2 (7) de la Charte des Nations Unies », in La Communauté internationale. Mélanges offerts à Charles Rousseau, Paris, Pedone, 1974, pp. 267-276 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)

« La dignité de la personne humaine comme base des droits de l’homme », Österreichische Zeitschrift für öffentliches Recht und Völkerrecht, 1980, vol. 31, pp. 271-277

 

Hommage

Völkerrecht und rechtliches Weltbild. Festschrift für Alfred Verdross (Droit international public et conception juridique du monde. Mélanges en l’honneur d’Alfred Verdross), Vienne, Springer-Verlag, 1960, 345 p. (compte-rendu de P. Reuter in RIDC, 1961)