Photo : Académie de droit international de La Haye. Avec l’aimable autorisation du Secrétaire général
NICOLAS POLITIS
(1872-1942)
Aujourd’hui ignoré des dictionnaires historiques des juristes et des œuvres juridiques français, ou réduit à une très brève notice, Nicolas Politis a pourtant été dans l’entre-deux guerres un internationaliste grec et français de tout premier plan, dont l’existence, les ouvrages et la carrière tentèrent de concilier « logique politique » et « logique savante », « loyauté nationale » et « loyauté internationale » (G. Sacriste) à la manière d’un intellectuel au service du gouvernement (« Government intellectual », M. Papadaki), mais du gouvernement national et international. Formé en même temps que lui à la Belle époque, Politis s’employa en effet dans l’entre-deux guerres à donner corps au rêve de la paix par le droit.
Un universitaire français brillant
Né en Grèce en 1872, il avait été destiné par son père à la diplomatie après des études à Paris qui le firent distinguer tant à la Faculté de droit qu’à l’Ecole libre des sciences politiques. Remarqué par Louis Renault qui supervisa ses deux thèses (Les triumvirs capitaux et Les emprunts d’Etat en droit international), il prit la nationalité française et put briller au concours d’agrégation de droit public. Il en sortit major (1901). Sa carrière universitaire le mena d’Aix-en-Provence à Paris en passant par Poitiers et lui permit de croiser Léon Duguit, dont l’œuvre influença grandement ses propres réflexions, avant que la guerre dans les Balkans l’interrompît.
Une figure majeure de la société internationale de l’entre-deux-guerres
Politis rejoignit d’abord E. Venizelos aux conférences balkaniques (1912, 1913), puis entra au ministère grec des Affaires étrangères comme directeur général (1914-1916). La suite de sa carrière se déploya résolument dans la sphère internationale. S’il dut les positions successives qu’il occupa à un jeu politique habile en une période troublée pour la Grèce, son rayonnement dans la diplomatie multilatérale porta bien au-delà de celui du petit Etat dont il fut le représentant en différentes qualités. Il fut en effet ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises entre 1916 et 1922, délégué de la Grèce à la Conférence de la Paix à Paris (1919), délégué de la Grèce à l’Assemblée générale (1920, 1923, 1924), qu’il présida (1932), et au Conseil de la Société des Nations, ambassadeur de Grèce en France (1924-1925, 1927-1940). Pressenti, il ne put cependant être élu juge à la Cour permanente de justice internationale (1939).
Membre de l’Institut de droit international dès 1904, il fit des contributions importantes à ses travaux, par exemple sur la condition internationale des associations ou sur l’extension de l’arbitrage obligatoire et de la compétence obligatoire de la Cour permanente de justice internationale. Il se distingua encore comme membre du Curatorium de l’Académie de droit international de La Haye, membre de la Cour permanente d’arbitrage international, arbitre (affaire de Ual-Ual, 1935), agent ou avocat du gouvernement grec devant la CPJI (affaire Mavrommatis ou celle des Echanges de populations grecques et turques).
Ces multiples fonctions ne lui ôtèrent pas le loisir de publier des notes, des articles, des recueils, des ouvrages, des cours, parfois fort influents ; il consacra les derniers moments de son existence à rédiger un ouvrage sur La morale internationale (publication posthume en 1943) dont les préceptes devaient concourir au redressement de la société internationale. Il s’éteignit alors qu’elle avait sombré dans le chaos, en 1942.
A l’aise dans tous ces registres, figure de toutes les institutions internationales, politiques, diplomatiques ou académiques de son temps, il incarna deux idéaux, celui du juriste accompli, celui de l’internationaliste libéral. Un parcours aussi brillant dans une époque aussi tourmentée devait lui valoir des jugements contrastés. Il fut exalté par certains de ses contemporains (La Pradelle par exemple), aussi vivement qu’il fut exécré (R. Vallery-Radot). Au contraire, il souffrit, quelques décennies plus tard, à la fois de l’aura des premiers maîtres du solidarisme et de l’objectivisme sociologique, qui l’éclipsèrent, et de la réception critique d’une doctrine dont les prémisses et les méthodes pouvaient sembler peu assurées (v. M. Koskenniemi ou A. Truyol y Serra, R. Kolb).
Un maître du droit international contemporain
Le legs de Politis est immense et immédiatement accessible dans un français d’une remarquable fluidité au service de raisonnements méthodiques.
Certaines de ses positions paraissent, il est vrai, assez directement inspirées par sa conception de l’intérêt national grec, sans s’y réduire tout à fait pour autant (opposition à l’institution de la neutralité, plaidoyers en faveur de la création d’un crime contre les lois de l’humanité, ou en faveur des échanges de populations). D’autres réflexions s’abstraient de ces préoccupations immédiates et ont contribué à la formation du droit international et/ou à un important renouvellement doctrinal. Elles s’enracinent dans une conception du système international exposée de manière systématique dans son cours prononcé en 1925 à La Haye. Fortement imprégné de la reconsidération, dans les ordres juridiques internes, de la souveraineté de l’Etat et de la conviction que « le droit de tous les rapports, qu’ils soient privés, publics ou internationaux, a toujours la même nature, parce que, partout, il vise l’homme et rien que l’homme », il s’achève sur la démonstration que, même dans leur domaine réservé, la liberté des Etats, parce que membres de la communauté internationale, rencontre la limite générale de l’interdiction de l’abus de droit, répondant ainsi à une préoccupation constante : faire que le « souverain » soit soumis au principe de légalité. Sur le fond de cette conception générale de l’ordre international se détache notamment le plaidoyer en faveur de sanctions collectives en cas de manquement aux règles internationales, celles du Pacte de la SdN en particulier, en faveur des mécanismes, juridictionnels (permanents) et non juridictionnels, de règlement des différends internationaux, en faveur de l’encadrement très strict du recours à la force et de son emploi une fois les hostilités déclarées, en faveur de l’accès de l’individu à des voies de recours.
Certaines des vues de Politis n’ont pas été suivies, ou pas immédiatement. Souvent développées au sein de la SdN, elles permettent pourtant, aujourd’hui encore, d’envisager le nivellement des incohérences ou le comblement des insuffisances du droit international public. Partisan de la responsabilité pénale individuelle pour crime international et de la justice pénale internationale, il soutint précocement que les immunités des (anciens) dirigeants ne pouvaient la tenir en échec. En tant que rapporteur et orateur, il apporta une contribution décisive au Protocole de Genève sur le règlement pacifique des différends internationaux (1924), qui présente des similitudes avec le système de la Charte des Nations Unies. Il devint ensuite le rapporteur de l’Assemblée de la SdN au moment de l’adoption de l’Acte général pour le règlement pacifique des différends internationaux (1928). Plus tard, après les événements de Mandchourie, à la Conférence du désarmement comme au sein de l’IDI, il s’efforça de promouvoir, en lieu et place de l’interdiction de la guerre, l’interdiction de la menace et de l’emploi de la force et soumit une définition de l’agression dont les termes, notamment le critère de l’usage en premier, acquirent valeur de référence et doivent être rapprochés de ceux de la résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il fut, enfin, un fervent partisan de l’idée fédérale européenne qu’il s’employa à favoriser concrètement à l’échelle sous-régionale des Balkans et à promouvoir au sein de la SdN toujours.
En somme, il crut au progrès du droit dans la société internationale, mais s’y voua en pragmatique.
Evelyne LAGRANGE
Professeur de droit public
IREDIES – École de droit de la Sorbonne Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Sources : R. Holsti, « Nicolas Politis 1872-1942 », AJIL, 1942, pp. 475-479 ; A. Geouffre de La Pradelle, Maîtres et doctrines du droit des gens, Paris, Les éditions internationales, 1950, pp. 371-403 ; M. Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations. The Rise and Fall of Modern International Law, Cambridge, Cambridge UP, 2002, spéc. pp. 305 et s. ; G. Sacriste, A. Vauchez, « La guerre hors-la-loi. 1919-1930 Les origines de la définition d’un ordre politique international », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004, n° 151, pp. 91-95 ; M. Papadaki, « The ‘Government Intellectuals’: Nicolas Politis – An Intellectual Portrait », EJIL, vol. 23, 2012, n° 1, pp. 221-231 ; R. Kolb, « Politis and Sociological Jurisprudence of Inter-War International Law », EJIL, vol. 23, 2012, n° 1, pp. 233-241 ; U. Özsu, « Politis and the Limits of Legal Form », EJIL, vol. 23, 2012, n° 1, pp. 243-253 ; A. Truyol y Serra, R. Kolb, Doctrines sur le fondement du droit des gens, Paris, Pedone, 2007, pp. 91 et s. ; N. Tsagourias, « Nicolas Politis’ Initiatives to Outlaw War and Define Aggression, and the Narrative of Progress in International Law », EJIL, vol. 23, 2012, n° 1, pp. 255-266
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Les emprunts d’État en droit international, Pedone, Paris, 1894
Recueil des arbitrages internationaux (avec A. de La Pradelle), Paris, Pedone, t. I (1798-1855), t. II (1856-1872), t. III (1905-1954), 1905-1954
Manuel de la Croix-Rouge à l’égard des Militaires de terre et de mer et des Sociétés de secours aux blessés (avec P. Fauchille), Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1908, 195 p.
La justice internationale, Paris, Hachette, 1924
Les nouvelles tendances du droit international, Paris, Hachette, 1927
La neutralité et la paix, Paris, Hachette, 1935
La morale internationale, Genève, La Baconnière, 1943
Cours
Articles
« La caisse de la dette égyptienne. Ses pouvoirs, sa responsabilité », RGDIP, 1896, pp. 245-253
La guerre gréco-turque au point de vue du droit international : contribution à l’étude de la question d’Orient, Pedone, 1898 (quatre articles extraits de la RGDIP, 1897, pp. 504 et s., pp. 680 et s. et 1898, pp. 116 et s., pp. 451 et s.)
« Le condominium franco-anglais des Nouvelles-Hébrides », RGDIP, 1907, pp. 689-759
« Les commissions internationales d’enquête », RGDIP, 1912, pp. 149-188
« Les représailles entre les Etats membres de la Société des Nations », RGDIP, 1924, pp. 5-16
« Le transfert de populations », L’esprit international, n° 54, avril 1940, pp. 163-186
Rapports à l’Institut de droit international
« L’extension de l’arbitrage obligatoire et la composition de la Cour permanente de Justice internationale » (avec E. Borel), Rapport, Ann. IDI, 1927, vol. II, pp. 669-762