Photo : Rowland Scherman Collection, Robert S. Cox Special Collections and University Archives Research Center, UMass Amherst Libraries
HANS J. MORGENTHAU
(1904-1980)
Né à Cobourg, alors capitale du duché de Saxe-Cobourg et Gotha aujourd’hui situé dans le Land de Bavière, Hans Joachim Morgenthau (17 février 1904 – 19 juillet 1980) étudie d’abord la philosophie à l’Université de Francfort-sur-le-Main, avant d’abandonner cette discipline pour plutôt s’engager, quoiqu’un peu à contre-cœur, dans des études de droit qu’il poursuivra à l’Université de Berlin et de Munich où il obtient son diplôme en 1927. De retour à Francfort où il fréquente l’Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforschung) et certains de ses membres tels Max Horkheimer, Theodor Laudauer (Adorno) ou Herbert Marcuse, Morgenthau obtient son doctorat en droit international en 1929 avec une thèse intitulée Die internationale Rechtspflege, ihr Wesen une ihre Grenzen.
Après avoir pratiqué le droit à Francfort, il est nommé président par intérim de la Cour du droit du travail en 1931. La fonction ne s’accompagne pas d’un salaire et face aux difficultés d’obtenir un poste à Francfort, Morgenthau quitte l’Allemagne en février 1932 pour poursuivre ses études menant à l’habilitation à l’Institut des hautes études internationales de Genève qu’il obtient avec une thèse portant sur La réalité des normes en particulier des normes du droit international (1934). Il publie durant la même période La notion du “politique” et la théorie des différends internationaux (1933) dans lequel il s’efforce de clarifier les différences entre « disputes » légales pouvant s’exprimer en termes légaux et « tensions » politiques peu susceptibles d’un traitement juridique car elles mettraient précisément en jeu une distribution particulière de la puissance entre États.
L’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 rend impossible un retour en Allemagne et Morgenthau obtient en 1935, et après bien des tribulations, un poste à l’Instituto Estudios Internacionales y Económicos nouvellement créé à Madrid. La guerre civile qui éclate en juillet 1936 le contraint à nouveau à chercher une situation ailleurs, aux États-Unis cette fois, où après une année difficile au Brooklyn College (1938) et plusieurs autres années tout aussi pénibles à l’Université du Missouri à Kansas City (1939-1943), il finit à l’automne 1943 par obtenir un poste à l’Université de Chicago qu’il conservera jusqu’en 1971 – 65 ans étant l’âge de la retraite obligatoire en Illinois – avant de prendre une Chaire à la City University of New York (1968-1974) et finalement terminer sa carrière à la New School for Social Research (1974-1980).
Le droit international confronté au politique
Dès ses premiers travaux sur le droit international, Morgenthau se montre profondément sceptique face aux ambitions positivistes concernant la réalité et l’effectivité de la norme en droit international. Pour Morgenthau, cette norme serait faible du fait de l’absence d’un réel pouvoir de sanction et faute d’institutions à même d’imposer une règle indépendamment de la volonté des États. Comme il l’avancera notamment dans son long article de 1935 « Théorie des sanctions internationales », il estime que le droit international positiviste devrait mieux prendre en compte le « substratum » socio-politique qui détermine le contenu des normes édictées et admettre que les rapports de force entre États constituent une composante intrinsèque de ces normes qui en limiteraient au fond l’effectivité même. Dès lors, en ne reflétant que très partiellement la structure de l’ordre politique international, le droit international positiviste ne pourrait prétendre être autre chose qu’un épiphénomène dont l’existence et la réalisation seraient largement subordonnées aux considérations politiques d’une époque donnée. En bref, le droit international demeurerait bien trop décentralisé et, de ce fait, tout à fait « primitif » en comparaison avec ce qui se passait au sein des États.
Même s’il reconnaissait que, de concert avec l’opinion publique et la morale internationale, le droit international pouvait effectivement jouer un rôle dans le maintien de l’ordre international (voir l’introduction à la 1ère édition de Politics among Nations publiée en 1948, pp. 8-9), Morgenthau estimait néanmoins que ce droit demeurait largement aveugle face à la réalité spécifique de la politique internationale. Dans son dernier article spécifiquement consacré au droit international publié dans le réputé American Journal of International Law et écrit alors qu’il enseigne désormais aux États-Unis, Morgenthau critique le formalisme juridique comme une « tentative d’exorciser les maux sociaux par la constante répétition de formules magiques » (« Positivism, Functionalism, and International Law », p. 260). S’il envisageait encore dans cet article la possibilité de développer une conception anti-formaliste du droit international, Morgenthau n’y donnera cependant jamais suite.
Le choix du réalisme
Comme en témoigne cet article, l’arrivée de Morgenthau aux États-Unis marque en quelque sorte son « chant du cygne juridique » (Koskenniemi, p. 459). La réalité de la puissance aurait en effet consacré, pour Morgenthau, la fin d’une ère européenne durant laquelle les « tensions » politiques se trouvaient le plus souvent dépolitisées du fait des efforts – par ailleurs généralement infructueux comme en témoigne l’échec de la Société des Nations – pour y trouver une solution légale ou, à défaut d’y parvenir, pour maintenir vaille que vaille le statu quo. Dorénavant, son attention et son infatigable énergie seront dirigées vers le développement d’une approche non-formaliste de la politique internationale dans laquelle le droit international perd pour ainsi dire toute réelle substance.
Ce qui s’imposerait désormais, à l’ombre inédite d’une possible catastrophe nucléaire, c’est un ordre bipolaire dont l’équilibre serait déterminé par l’intérêt national des deux grandes puissances dominantes engagées dans une continuelle volonté de maximiser leur puissance. Or, chercher à bien comprendre ce fragile ordre requerrait, selon Morgenthau, une approche réaliste écartant le principe d’harmonie des intérêts que le droit international et les organisations internationales avaient cherché à édifier durant l’entre-deux-guerres au profit d’une appréciation de ce que, déjà au début des années trente, Morgenthau identifiait comme une constante compétition pour la puissance, pour la maintenir, l’augmenter ou la démontrer (Jüttersonke, Morgenthau, Law, and Realism, p. 68).
JEAN-FRANÇOIS THIBAULT
Professeur à l’École des hautes études publiques
de l’Université de Moncton (Canada)
Sources :
Christopher Frei, Hans J. Morgenthau. An Intellectual Biography, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2001; Hans J. Morgenthau, « Fragment of an Intellectual Autobiography : 1904-1932 » et « Bernard Johnson’s Interview with Hans J. Morgenthau », dans Kenneth Thompson et Robert J. Myers (dir.), Truth and Tragedy : A Tribute to Hans J. Morgenthau, New Brunswick, Transaction Books, [1977] 1984, pp. 1-20 et 333-386; Martti Koskenniemi, « Out of Europe : Carl Schmitt, Hans Morgenthau, and the Turn to ‘‘International Relations’’ », dans The Gentle Civilizer of Nations. The Rise and Fall of International Law 1870-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 413-509; Olivier Jüttersonke, Morgenthau, Law, and Realism, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Die internationale Rechtspflege, ihr Wesen und ihre Grenzen, Leipzig, Universitätsverlag Noske, 1929.
La notion du “politique” et la théorie des différends internationaux, Paris, Recueil Sirey, 1933.
Scientific Man vs. Power Politics, Chicago, University of Chicago Press, 1946.
Politics among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, Alfred A. Knopf, 1948.
In Defense of the National Interest. A Critical Examination of American Foreign Policy, New York, Alfred A. Knopf, 1951.
Articles
« Théorie des sanctions internationales », Revue de droit international et de législation comparée, 3e série, vol. 16, 1935, pp. 474-503 et 809-836.