Photo : Académie de droit international (avec l'aimable autorisation du Secrétaire général)
JACQUES MAURY
(1889-1981)
La vie de Jacques Maury (1889-1981) s’ordonne autour d’une ville, d’une vocation, d’une prédilection. Une ville : hormis l’intermède de la guerre (1915-1919), et les aléas d’une première affectation (Poitiers, 1920-1921), il se fixe à Toulouse, définitivement (1922), sans qu’on lui connaisse d’autre ambition. Une vocation : s’il a été doyen (1947-1950), c’est avant tout un professeur, mais un professeur au plein sens du terme. Pédagogue, lorsqu’il est face à un amphithéâtre ; maître, pour ceux dont il dirige la thèse ; homme de sciences pour tous, imprimant à chacun de ses écrits hauteur et profondeur sans sacrifier la précision. Une carrière enfin que domine une prédilection : le droit civil. Il lui consacre une thèse (L’équivalence en droit civil, 1920), elle reste aujourd’hui encore un modèle ; des articles auxquels on peut toujours se référer ; un volume considéré à l’époque comme un morceau d’anthologie (Les successions, 1928 et 1956).
Civiliste, J. Maury s’affranchit toutefois des divisions académiques. Ainsi, il dispense pendant sept ans un cours de droit public général ; suscite et dirige des thèses de droit constitutionnel étranger ; traite de l’exception d’inconstitutionnalité ; dispense des conférences publiques relatives au droit international public et aux relations internationales. De même, il se tient volontiers sur les confins du droit, pour traiter des rapports entre droit et théâtre (1913), s’interroger sur la doctrine de Kelsen (1929), explorer la distinction entre règles et directives (1938), s’élever contre le statut des juifs (1940). Dans le même esprit, son champ d’action dépasse les frontières étatiques. Titulaire de la chaire de droit comparé (1922), il met aussitôt sur pied un Institut de droit comparé et en conserve la direction pendant trente-cinq ans. Parallèlement en charge du cours de droit international privé (1922), il s’empare de cette discipline pour en faire un axe majeur de son enseignement et de ses publications. Quand beaucoup viennent au droit international privé par la porte étroite du droit civil, J. Maury y accède, certes pétri de droit civil, mais aussi frotté de droit public et de droit comparé.
L’œuvre
L’œuvre de J. Maury, dans le domaine du droit international privé, est d’un abord malaisé. Elle est tout d’abord disséminée dans une multitude de publications. Elle épouse assez souvent des formes peu propices à la pérennité (articles de répertoire, notamment). Elle se réfugie parfois dans des publications étrangères peu accessibles. Regroupées, ses publications auraient pu former la matière d’un traité. Mais il ne s’est pas engagé dans cette voie. Et s’il a publié un manuel, il subissait la concurrence du manuel de Niboyet et peut-être plus encore du manuel de Lerebours-Pigeonnière. D’où une impression : pour beaucoup, la pensée de J. Maury réside dans le cours qu’il a donné à La Haye en 1936 sur les règles générales de conflits de lois. Et la nécessité, corrélative, pour qui veut pénétrer réellement l’œuvre, d’user d’une médiation, celle des synthèses qu’ont tentées Ph. Francescakis et W. Goldschmidt jadis, et tout récemment B. Ancel.
Si même il est parfaitement apte à décortiquer toute question par le menu, un premier point frappe le lecteur : l’attrait de l’auteur pour la théorie générale. Qu’il s’agisse de la nationalité ou de la condition des étrangers, il fait précéder l’analyse d’amples développements sur les principes généraux de la matière. Et le cours qu’il a dispensé à La Haye en 1936 est conçu, non pas comme l’exposé des règles de conflit de lois ̶ il en aborde à peine le contenu ̶ mais comme une théorie générale de la règle de conflit de lois. Des travaux antérieurs, certes, ceux de Bartin en particulier, avaient ouvert la voie. Mais il est permis de penser qu’il a propulsé la théorie générale vers des sommets rarement atteints jusqu’alors. Un second point frappe le lecteur : la théorie générale se nourrit de comparaisons. Des précédents existaient. En France, H. Levy-Ullmann, au cours du premier tiers du XXe siècle, avait donné l’exemple. A l’échelle de l’Europe, la doctrine de l’entre-deux guerres était exceptionnellement riche. Mais tout l’art de Maury est d’avoir su mêler doctrine française et apports étrangers, pour y puiser la substance d’une théorie générale. C’est pourquoi, si elle a basculé inévitablement dans le champ de l’histoire, l’œuvre de Maury a pu être regardée, un demi-siècle plus tard, comme une lecture toujours d’actualité (Francescakis), et l’on peut toujours s’y reporter avec fruit.
La doctrine
Sur un certain nombre de points, pour s’en tenir aux règles de conflit de lois, Maury a tenté des analyses. Ce sont des jalons ayant concouru à façonner la matière. Ainsi en va-t-il des fins assignées à la discipline : la justice, reliée au droit naturel, largement entendue pour inclure l’harmonie internationale des solutions ou les besoins légitimes des individus. Il en va de même de sa place dans l’organisation générale des disciplines : de nature mixte, aux yeux de Maury, le droit international privé se rattache pour partie au droit international public. Ainsi en va-t-il encore du fondement de l’obligation pour le juge d’appliquer le droit étranger désigné par la règle de conflit : elle procède à son sens d’une coutume issue du droit des gens. C’est de nouveau un jalon que pose l’auteur lorsqu’il débat, avec Batiffol, de la distinction entre l’élément rationnel du droit étranger et son élément impératif.
Au-delà, et pour autant qu’on s’en tienne là encore à la règle de conflit de lois, la doctrine de Maury a contribué à ériger un modèle. Ainsi, il défend l’idée que la règle de droit étranger est du droit, et que son application constitue une obligation pour le juge. Il fait sienne la théorie des questions préalables pour les dissocier des questions principales. S’agissant du renvoi, il lutte, en tant que théoricien, contre la prise en compte de la règle de conflit étrangère, mais admet, par réalisme, le recours au renvoi, au moins dans certaines hypothèses. De même fait-il de l’ordre public et de la fraude à la loi des mécanismes d’éviction du droit étranger désigné par la règle de conflit. Enfin, sa formation de comparatiste le prépare, plus que quiconque, à aborder le point épineux de la qualification. Quand Rabel propose d’ériger les catégories à partir du droit comparé, il débusque les faiblesses de sa doctrine. A la manière de Bartin, il retient comme seule pertinente la qualification lege fori. Mais il préconise d’ouvrir la voie à des solutions plus efficaces, parce que plus compréhensives, à l’effet de tenir compte des approches du droit étranger. Sur tous ces points, il a contribué à asseoir la doctrine et la jurisprudence française. Ayant su mettre au jour un ensemble cohérent, Maury doit être considéré à ce titre comme une figure de proue. Une figure de proue autant d’une époque, que d’un certain type de règle : la règle de conflit bilatérale. Bref, un orfèvre, à un âge d’or, celui du bilatéralisme.
Dominique FOUSSARD
Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
Président du Comité français de droit international privé
Sources : Anonyme, Mélanges offerts à Jacques J. Maury, t. 1, Droit international privé et public, Dalloz et Sirey, 1960, p. X ; Anonyme, « Jacques Maury † », Revue critique de droit international privé, 1982, p. 1 ; B. Ancel, « Jacques Maury (1889-1981). Président du Comité français de droit international privé (1953-1958) », in Comité français de droit international privé. Figures de présidents (1934-1996), à paraître ; Ph. Francescakis, « Jacques Maury. Article Etranger de l’Encyclopédie Dalloz, droit civil, t. II, 1952, p. 619-689 », Revue critique de droit international privé, 1953, p. 646-649 ; La pensée des autres en droit international privé, Université Aristote de Thessalonique, Faculté de droit, Tessalonique, 1985, p. 111-114 ; Ph. Francescakis, « Une lecture demeurée fondamentale, les règles générales des conflits de lois de Jacques Maury », Revue critique de droit international privé, 1982, p. 3-23 ; La pensée des autres en droit international privé, Université Aristote de Thessalonique, Faculté de droit, Tessalonique, 1985, p. 393-409 ; W. Goldschmidt, « Jacques Maury et les aspects philosophiques du droit international privé », Mélanges offerts à Jacques Maury, t. 1, Droit international privé et public, Dalloz et Sirey, 1960, p. 153-173 ; G. Marty, « Préface », Mélanges offerts à Jacques Maury, t. 1, Droit international privé et public, Dalloz et Sirey, 1960, p. VII-VIII ; Richard H. Weisberg, « Le doyen Jacques Maury », Conférence faite à la Faculté de droit de Toulouse le 3 octobre 2019 [à paraître].
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Droit et théâtre. A propos de quelques œuvres contemporaines. Rentrée solennelle de la Conférence du stage du 7 décembre 1913, impr. Bonnet, Toulouse, 1914 [publié sur le site de l’ordre des avocats au barreau de la cour d’appel de Toulouse]
Essai sur le rôle de la notion d’équivalence en droit civil français, Jouve, Paris, 1920
Traité pratique de droit civil français, de Planiol et Ripert, en collaboration avec Henri Vialleton, t. 4, 1928 et 1956, LDGJ, Paris
Droit international privé, Soubiron, Toulouse, 1952-1953 [1954-1955 ?, 1ère éd., 1940-1941]
L’éviction de la loi normalement compétente : l’ordre public international et la fraude à la loi, Casa Marin éd., Valladolid, 1952
Cours
Articles
« Observations sur les idées du professeur H. Kelsen », Revue critique de législation et de jurisprudence, 1929, p. 537
« Nationalité. Théorie générale du français », Répertoire de droit international, [de Lapradelle et Niboyet], t. IX, Paris, 1931
« Les droits individuels et la loi : l’exception d’inconstitutionnalité », Les garanties de libertés individuelles, Faculté de droit de Toulouse, 1933, p. 143
« Étranger », Encyclopédie Dalloz, Droit civil, t. II, 1952, p. 619
« Observations sur les « Aspects philosophiques du droit international privé » », Revue critique de droit international privé, 1957, p. 219