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KRYSTYNA MAREK
(1914-1993)
Née le 11 octobre 1914 à Cracovie, Krystyna Marek eut une carrière de juriste internationaliste marquée par une vie d’exil et une production scientifique de tout premier ordre. Elle étudia en partie en Suisse, à partir de 1931, mais c’est de l’Université Jagellon de Cracovie qu’elle fut diplômée en droit en 1937.
Femme diplomate et universitaire
La Seconde Guerre mondiale éclata alors qu’elle avait commencé ses études de droit en Pologne. Exilée en Roumanie, puis en France où elle se mit au service des autorités polonaises en exil, elle dut, après la bataille de France, rejoindre Londres afin de continuer à œuvrer pour son gouvernement. Elle devint ainsi une femme diplomate, ce qui n’a pas été sans susciter des levées de boucliers et des discriminations (Wheatley, p. 337). Tout changea le 5 juillet 1945 à minuit, lorsque, l’Union soviétique occupant le territoire polonais, le Royaume-Uni décida de ne plus reconnaître le gouvernement en exil pour lequel elle travaillait ; elle ne fut plus, dès lors, une diplomate représentant un gouvernement, mais une simple étrangère sans fonction officielle. Elle retourna en 1949 à Genève, à l’Institut des hautes études internationales, afin de terminer son doctorat sous la direction de Paul Guggenheim. La soutenance eut lieu en novembre 1953 ; sa thèse, publiée en 1954, bénéficie du rare privilège d’une seconde édition, en 1968. Intitulé The Identity and Continuity of States in Public International Law, l’ouvrage a été salué, notamment par James Crawford qui y voyait la seule étude sur l’existence de l’État en droit international (James Crawford, The Creation of States in International Law, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. vii). Adoptant une position moniste, avec primauté du droit international, inspirée par H. Kelsen et l’école de Vienne (Wheatley, p. 332), Marek y étudie les règles de droit international qui déterminent l’identité et la continuité de l’État, c’est-à-dire son apparition et sa disparition légales ou, en un mot, son existence en droit.
Après l’obtention de son doctorat en 1954, elle passa quatre ans en Allemagne, notamment à l’Institut Max Planck de Heidelberg. Elle retourna à Genève en 1958, à l’invitation de P. Guggenheim, pour rédiger un volumineux Répertoire des décisions et des documents de la procédure écrite et orale de la Cour permanente de justice internationale et de la Cour internationale de justice, publié en deux volumes en 1961 et 1967, œuvre impressionnante et dont l’utilité est toujours attestée. C’est à ce moment que ses travaux s’orientèrent vers l’étude des sources du droit international, et plus particulièrement des traités internationaux, à propos desquelles elle produisit plusieurs études à la pertinence toujours avérée. Elle obtint un poste de professeur en 1964 à l’Institut des hautes études internationales et du développement. En 1979, elle fut admise comme membre de l’Institut de droit international, dont elle démissionna en 1988. Animée d’une grande curiosité, ses derniers travaux témoignent d’un intérêt pour l’histoire du droit international et des relations internationales, notamment en Europe.
Rigueur et conservatisme
Ses publications témoignent d’un esprit particulièrement rigoureux, notamment face aux tendances de ses collègues à user sans beaucoup de précision de formules ou concepts en apparence progressistes mais à la portée pratique réduite. Sa belle étude de 1978 sur la criminalisation de la responsabilité internationale de l’État le montre particulièrement : elle y porte une critique acerbe des propositions de R. Ago à la CDI et notamment de l’usage de termes pénaux dans un droit qu’elle considère comme dénué de la structure qui leur permettrait une quelconque portée pratique. Par cette approche, qu’il faut bien reconnaître comme tendant au conservatisme, ce que veut défendre K. Marek est davantage un droit international solide qu’un ordre ancien considéré comme plus légitime. Elle ne rejette pas l’évolution, le « progrès » – notion qu’elle critiqua dans un beau texte paru en 1982 – du droit international, mais en souligne les faiblesses ; ses études ne témoignent pas tant d’un jugement de valeur que d’un étonnement face à des règles fictives, dont l’effectivité est dès l’origine entravée par le système international et qui ne conduiraient qu’à déstabiliser le droit international. Elle cite ainsi l’ « invention des normes (impératives) indéfinies », qui conduiraient davantage, selon elle, à compromettre la stabilité des relations conventionnelles, en favorisant les allégations abusives de nullité des traités, plus qu’à éviter les traités immoraux ou peu respectueux des valeurs humanistes.
La Pologne au cœur
La triste fortune de la Pologne au XXe siècle n’est certainement pas étrangère à cette absence de confiance dans le « progrès ». Son pays natal n’est jamais très éloigné de ses travaux, y compris de sa thèse, dans laquelle elle soutient que la Pologne issue de la Seconde Guerre mondiale, dominée par son voisin soviétique, n’est pas la continuation de la République polonaise qui perdure néanmoins en tant que « notion légale idéale » (« ideal legal notion »). Un long article sur l’accord conclu à Yalta en 1945, paru à la Revue générale en 1982, atteste également son attachement à ce pays, en ce qu’elle y démontre de manière convaincante comment les Américains et les Britanniques ont cédé face aux prétentions soviétiques, sacrifiant la Pologne. Comment ne pas voir que son déracinement, et sa position auprès du gouvernement polonais en exil, ont eu un rôle déterminant dans ce jugement ? Elle demeura en outre fidèle au parti socialiste polonais dans lequel son père, puis elle-même, furent engagés et fut toute sa vie solidaire et active pour soutenir les Polonais en exil.
Krystyna Marek disparu le 30 mars 1993, durant sa quatre-vingtième année, en Suisse, après la chute du bloc de l’Est et l’émergence d’une nouvelle Pologne indépendante, non sans avoir accepté de reprendre son passeport polonais et renoncé au statut de réfugiée (Wheatley, p. 340). Elle travaillait alors sur une importante étude sur le Congrès de Vienne du point de vue du droit international public, manifestant encore son intérêt dans la recherche des racines historiques de l’Europe contemporaine.
Alexandre HERMET
Professeur, Sciences-Po Toulouse
Sources : J. L. Kunz, « Identity and Continuity of State in Public International Law. By Krystyna Marek. Geneva: Librairie E. Droz, 1954. pp. vi. 616 », AJIL, vol. 50, 1956, pp. 165-166 ; B. Terminski, « Krystyna Marek (1914-1993): Polish Lawyer and Patriot », Revista europea de derecho de la navegación marítima y aeronáutica, nº 30, décembre 2013, pp. 41-44 ; A. Verdross, « Review of Identity and Continuity of States in Public International Law by Krystyna Marek », Österreichische Zeitschrift für öffentliches Recht, 1955, pp. 107-108 ; N. Wheatley, « What Can We (She) Know about Sovereignty?: Krystyna Marek and the Worldedness of International Law », in Patricia Owens et Katharina Rietzler (dir.), Women’s International Thought: A New History, Cambridge University Press, 2021, 372 p.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Identity and Continuity of State in Public International Law, Genève : Librairie E. Droz, 1954, vi + 616 p. ;
Cour permanente de justice internationale, 1922-1945. 1, Droit international et droit interne, Genève, Droz, 1961, 1016 p.
Cour permanente de justice internationale, 1922-1945. 2, Les sources du droit international, Genève, Droz, 1967, 1286 p. [avec Hans-Peter Furrer et Antoine Martin]
A Digest of the Decisions of the International Court. Volume I, Permanent Court of International Justice, La Haye, M. Nijhoff, 1974, xxv + 1193 p.
A Digest of the Decisions of the International Court. Volume II, International Court of Justice, La Haye, M. Nijhoff, 1978, 2 vol. : xiii + 717 p. et ix + 1423 p.
Articles
« Les rapports entre le droit international et le droit interne à la lumière de la jurisprudence de la Cour permanente de justice internationale », RGDIP, 1962, pp. 260-298 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Contribution à l’étude du jus cogens en droit international », Recueil d’études de droit international en hommage à Paul Guggenheim, Faculté de droit de l’Université de Genève/Institut universitaire de hautes études internationales, Genève, 1968, pp. 426-459
« Thoughts on Codification », Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 1971, pp. 489-520
« Reflections on Contemporary Law-Making in International Law », Les relations internationales dans un monde en mutation/International Relations in a Changing World, Genève/Leyden, Institut universitaire de hautes études internationales, 1977, pp. 367-386
« Criminalizing State Responsibility », RBDI, 1978, pp. 460-485
« Contribution à l’étude de l’histoire du traité multilatéral », Fetschrift für Rudolf Bindschedler, Verlag Stämpfli, Berne, 1980, p. 17-39
« Retour sur Yalta », RGDIP, 1982 , pp. 457-507(également publié dans une revue polonaise sous le titre « Jałta po latach ») (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Editions A. Pedone)
« Sur la notion de progrès en droit international », Annuaire suisse de droit international, vol. 38, 1982, pp. 28-43