JACQUES LEPRETTE
(1920-2004)
Jacques Leprette avait 20 ans en 1940. Il était né en 1920, à Alexandrie, où son père, Fernand Leprette (1890-1970), un fils de paysans du Cambrésis, venait de prendre ses fonctions de professeur au lycée français, au sortir d’une guerre faite comme aviateur. Devenu « inspecteur de l’enseignement du français » en 1929, il animera la vie culturelle cairote, jusqu’à son retour en France en 1956, avec une abondante production littéraire, dont témoigne le fonds légué par ses enfants à la bibliothèque Sainte-Geneviève. On ne saurait sous-estimer cette influence intellectuelle et morale sur la vocation de Jacques Leprette, brillant élève du lycée Hoche de Versailles, licencié de lettres et de droit, diplômé de l’École libre des sciences politiques, avec la mention Bien, en mai-juin 1939, et se destinant à la carrière diplomatique « depuis l’année du bac » (témoignage, in Cahiers pour une histoire de l’ENA, p. 153).
De la Légion étrangère au Quai d’Orsay
Mobilisé en juin 1940, son unité est envoyée en Algérie pour y être démobilisée en janvier 1941. Il reprend ses études de droit à la faculté d’Alger où il obtient deux DES, avant d’entrer en novembre 1942 dans la nouvelle École d’officiers de réserve de Cherchell dont il sort un an plus tard comme aspirant, affecté dans la Légion étrangère. Il appartient au Régiment de marche de la Légion étrangère (RMLE), rattaché à la 5° DB, une des unités de la Première armée française du Général de Lattre, pour le débarquement de Provence. Blessé en 1944 devant Belfort, il refuse toute réforme, pour retrouver son peloton de chars à Colmar, entrer dans Stuttgart et finir la guerre dans le Tyrol. « Etudiant en sursis » depuis 5 ans, c’est en uniforme qu’il se présente au dernier « grand concours » du Quai d’Orsay où il échoue, avant de se tourner vers le nouveau concours de l’ENA où il est admis, dans la première promotion, la légendaire promotion France combattante de Simon Nora, de Jacques Duhamel et d’Yves Guéna, où il rencontra Alain Peyrefitte, un autre futur diplomate, dont il restera toujours très proche.
En 1947, sorti deuxième du classement général, il renonce au Conseil d’Etat et opte pour le ministère des affaires étrangères où l’accueil fut mitigé pour le soldat revenu du feu qui avait une « revanche à prendre contre l’aveuglement d’une génération », comme le dira Etienne Burin des Roziers, un jeune ainé. Mais dès son stage, il eut la chance d’être associé à la délégation française à la Conférence de la paix, auprès de Maurice Couve de Murville et d’André Gros, lors de la négociation du traité des Alliés avec l’Italie. De cette première expérience diplomatique est née sa thèse de doctorat en droit, sur le Statut international de Trieste, soutenue le 5 juin 1948 et publiée chez Pedone, avec une préface de Suzanne Bastid, son directeur de thèse, en 1949. Jacques Leprette, qui a raconté plus tard l’humiliation subie par le Comte Sforza lors de la conférence de la paix, rêve d’une autre diplomatie : « La France n’était pas seule ; elle comptait ; il fallait contribuer au rétablissement d’une terre aspirant à la tranquillité. Les armes qu’elle avait a sa disposition n’étaient plus celles de la guerre. C’était un autre combat (…) Un apprenti négociateur avait commencé d’apprendre que la force la plus économique tenait aussi à la subtilité de l’esprit. A certains égards, la diplomatie est l’art du mouvement ; de la discrétion aussi » (témoignage, p. 164). On pourrait résumer la brillante carrière de Jacques Leprette en disant qu’il avait su apporter les solides vertus de l’ancienne diplomatie dans les enceintes multilatérales de la nouvelle diplomatie. Pour lui, la négociation est d’abord « un exercice de bonne foi », dira encore Etienne Burin des Roziers. Affecté à la direction de l’Europe, il est vite détaché au secrétariat général du Conseil de l’Europe, auprès de Jacques-Camille Paris de 1949 à 1952, témoin privilégié des débuts de la construction européenne, expérience prolongée à Berlin de 1952 à 1955, avant de la retrouver au terme de sa carrière, comme représentant permanent à Bruxelles de 1982 à 1984, dans un chassé-croisé avec Luc de la Barre de Nanteuil. Cette fidélité à l’idéal européen se traduira par un beau livre, Clef pour l’Europe, avec une préface d’Alain Peyrefitte.
Représentant de la France aux Nations Unies
Mais le temps fort de la carrière de Jacques Leprette, qui avait déjà fait deux séjours importants à Washington comme premier secrétaire en 1955-1959 puis comme ministre-conseiller en 1966-1971, est sans conteste son passage à New York, où il a excellé dans le poste de représentant permanent de la France, de 1976 à 1981, siégeant pendant 5 ans au Conseil de sécurité, après avoir été à la tête de la direction des Nations Unies et des organisations internationales au Quai d’Orsay de 1971 à 1974. Son expérience de la diplomatie de crise, de la Namibie au Liban, dans cette décennie de transition entre héritage gaullien et novation giscardienne, sera la source d’études juridiques et de contributions à des colloques d’internationalistes ou de témoignages plus historiques, notamment dans Espoir, la revue de l’Institut Charles de Gaulle. Il a également contribué à l’histoire orale de l’ONU, avec un entretien sur l’élection du Secrétaire général.
Devenu ambassadeur de France en 1984, au terme de sa brillante carrière, Jacques Leprette fut chargé de nombreuses missions ponctuelles de première importance, comme l’organisation des deux premiers sommets de la Francophonie à Versailles en 1986 puis à Québec en 1987, et la direction de la délégation française à la session annuelle de la Commission des droits de l’homme de Genève, de 1987 à 1990 alternant avec Stéphane Hessel. Si différents en apparence, ils se retrouvaient tous deux au sein de la Commission nationale consultative des droits de l’homme où ils siégeaient en tant que personnalités qualifiées. Son élection à l’Académie des sciences morales et politiques succédant au pasteur Cullmann en 1999, où il avait été accueilli par un autre « légionnaire », Pierre Mesmer, fut l’occasion de travaux collectifs dans le domaine de la presse, éclairés par son ancienne expérience du SLII et sa participation au Conseil supérieur de l’AFP à compter de 1995.
Bâtisseur de ponts entre juristes et diplomates
Et comment ne pas souligner ici son rôle de membre du Conseil de la SFDI, auprès de René-Jean Dupuy, contribuant à établir des ponts entre juristes et diplomates, avec des communications nourries de son expérience lors du colloque de Nice de 1985 sur Les Nations Unies et le droit international économique et celui de Strasbourg de 1987 sur Les Organisations internationales contemporaines, ou participant aux débats du colloque de Rennes de 1994 sur Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Il succédera d’ailleurs en 1997 à René-Jean Dupuy à la tête de l’Académie de la paix et de la sécurité qu’il avait contribué à fonder à Monaco.
Jacques Leprette aura été un ambassadeur de grande classe, avec sa prestance, son autorité naturelle, une voix grave qui n’avait pas à élever le ton pour affirmer des idées fortes en défendant le point de vue de son pays, mais c’était aussi un « boursier de la République » comme il le rappellera lui-même, un intellectuel ouvert aux évolutions du monde moderne, simple et bienveillant, fidèle en amitié, adepte d’une diplomatie nouvelle où il en imposait, allant à l’essentiel, avec son esprit cartésien de « cavalier français parti d’un si bon pas ».
Emmanuel DECAUX
Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris II
Sources : Témoignage de Jacques Leprette, in Cahiers pour une histoire de l’ENA, n° 1, « France combattante, mars 1946-juillet 1947 », La Documentation française, 2007 ; Renaud Denoix de Saint-Marc, Notice sur la vie et les travaux de Jacques Leprette, Académie des sciences morales et politiques, 22 mai 2006 ; Discours d’Etienne Burin des Roziers, L’épée d’académicien de Jacques Leprette, 23 juin 2000
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
Le Statut international de Trieste, préface de Suzanne Bastid, Paris, Pedone, 1949
Une Clef pour l’Europe, préface d’Alain Peyrefitte, Bruxelles, Bruylant, 1994 (2e éd., 1996)
Articles
« Le Statut de Berlin », AFDI, 1955, pp. 123-127
« De la Commission des Caraïbes à l’Organisation des Caraïbes », AFDI, 1960, pp. 685-706
« À propos du rapport Bertrand », AFDI, 1985, pp. 524-435
« La mission permanente et la participation aux organes », in S. Sur (dir), La France aux Nations Unies, Cahiers du CEDIN, n° 2, Paris, Montchrestien, 1985, pp. 19-29
Commentaire des articles 28, 30, 31 et 32, in J.-P. Cot, A. Pellet (dir.), La Charte des Nations Unies. Commentaire article par article, Paris, Économica 1ère ed, 1985, 2ème ed, 1991, pp. 515 et s. [ces textes ne se retrouvent pas dans les éditions suivantes] (articles mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions Économica).
« Réflexions sur le concept d’efficacité dans le système des Nations Unies », in D. Bardonnet (dir.), L’adaptation des structures et méthodes des Nations Unies, colloque de l’Académie de droit international de La Haye, Nijhoff, 1986, pp. 363-371
« Évolution des structures et action des Nations Unies dans le domaine économique », in SFDI, Les Nations Unies et le droit international économique, Colloque de Nice, Paris, Pedone, 1986, pp. 77-89 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)
« D’un sommet à l’autre de l’espace francophone », Défense Nationale, vol. 43, 1987.
« L’Europe au tournant de son destin », Politique étrangère, 1988, vol. 53, n°4, pp. 861-873
« Le Conseil de sécurité et la résolution 377 A (1950) », AFDI, 1988, pp. 424-435
« Comment se prononce-t-on au Conseil de sécurité ? », in SFDI, Les organisations internationale contemporaines, Colloque de Strasbourg, Paris, Pedone, 1988, pp. 45-62 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)
« La France et la Commission des droits de l’homme », in H. Thierry et E. Decaux (dir.), Droit international et droits de l’homme, Cahiers du CEDIN, n° 5, Montchrestien, 1990
« La France au Conseil de sécurité », in A. Lewin (dir.), La France et l’ONU (1945-1995), Arléa-Corlet, 1995
« Le rôle de la France au Conseil de sécurité, organe de décision juridique », in L’internationalité dans les institutions et le droit, convergences et défis, Etudes offertes à Alain Plantey, Paris, Pedone, 1995, pp. 133-143 (article mis en ligne avec l’aimable autorisation des Éditions A. Pedone)
« Le Conseil de sécurité comme organe de la sécurité collective », Relations internationales, n°86, 1996, pp.109-117.
« Une présidence du Conseil de sécurité des Nations Unies, témoignage », Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, n° 4, 1996, pp. 437-456
« Les Affaires étrangères (mai 1968-juin 1969) », Espoir, numéro spécial sur Michel Debré, n°110, 1997, pp. 55 et s.
Sites Internet
Hoover Institution (où les archives de Jacques Leprette ont été déposées en 2005)
Page consacrée à Jacques Leprette sur le site de l’Académie des sciences morales et politiques