Photo : Académie de droit international (avec l'aimable autorisation du Secrétaire général)
CHARLES HENRY ALEXANDROWICZ
(1902-1975)
Charles Henry Alexandrowicz, né Karol Aleksandrowicz (13 octobre 1902 – 16 septembre 1975), connaît une carrière hétérodoxe qui le conduit de Lemberg, où il naît, à Cambridge, où il meurt. Après avoir obtenu son doctorat à l’Université Jagellonne de Cracovie en 1926, il pratique le droit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Officier dans l’armée polonaise, les invasions allemande et soviétique le poussent à rejoindre Bucarest en septembre 1939, où il préside la Commission de recherche militaire responsable notamment d’assurer la continuité de l’État polonais, avant de se rendre à Istanbul puis à Londres (1941) où il agira comme conseiller financier à l’ambassade polonaise (1941-1946) et à titre de gouverneur de la Banque de développement de l’État polonais (1943-1946).
Durant toute cette période, Alexandrowicz poursuit ses recherches et publie de nombreux travaux, notamment dans le domaine du droit canon et du droit marital. Francophile, Alexandrowicz fréquentera la Faculté de droit de Paris en 1934 et il sera membre de la Société d’histoire du droit.
Tout en continuant à pratiquer comme avocat, il enseigne également le droit et les relations internationales à temps partiel à l’Université de Londres (1948-1951). En 1951, il quitte le continent européen en direction de l’Inde où il est nommé directeur du tout nouveau Département de droit international et constitutionnel de l’Université de Madras. Il agit également à titre de président de l’Alliance française à Madras. C’est alors qu’il entreprend les recherches et publie des travaux sur les relations entretenues par les puissances européennes avec les mondes extra-européens qui feront sa renommée. En 1961, il quitte l’Université de Madras pour l’Université de Sydney en Australie où il restera jusqu’en 1967, avant de retourner à Londres pour sa retraite. Il sera professeur associé à l’Ecole pratique des hautes études (Paris) à partir de 1963 et professeur invité au Collège de Wooster (1969-1970).
Un pionnier de l’histoire extra-européenne du droit des nations
L’intérêt d’Alexandrowicz pour l’histoire comparée du droit des nations et pour le pluralisme juridique est crucial pour comprendre son importance doctrinale. Ainsi s’intéresse-t-il à la figure du juriste polonais Paulus Vladimiri (Paweł Włodkowic) qui défend au XVe siècle le Royaume de Pologne-Luthuanie et les populations non chrétiennes contre les velléités impériales de l’État monastique des Chevaliers teutoniques. Cet intérêt se manifeste également dans son étude sur Kautilya, auteur au IVe siècle avant notre ère d’un traité influent sur le droit des nations, l’Arthashâstra, qui pour Alexandrowicz permettait d’éclairer les rapports entre les puissances européennes et les puissances asiatiques.
C’est ainsi qu’à Madras, Alexandrowicz s’engage dans une relecture de l’histoire du droit international et qu’il revisite la perspective qui était alors généralement acceptée par la doctrine à l’effet qu’en tant qu’invention de la toute puissante civilisation européenne, persuadée qu’elle était de sa supériorité morale, l’existence même du droit international positif aurait justifié au XIXe siècle son élargissement forcé au reste du monde. S’appuyant sur l’étude approfondie de diverses sources associées notamment aux relations commerciales des compagnies (partiellement souveraines) des Indes Orientales et aux traités alors signés, Alexandrowicz expose ses premiers résultats lors du cours dispensé à l’Académie de droit international de La Haye en 1960 qui forme le cœur de l’ouvrage majeur qu’il publie en 1967 : An Introduction to the History of the Law of Nations in the East Indies (16th, 17th and 18th Centuries).
Pour Alexandrowicz, le droit classique des nations, fondé sur le droit naturel qui encadrait alors les rapports entre les puissances européennes et les puissances asiatiques, reposait sur une souveraineté de facto qui, en l’absence d’une théorie de la reconnaissance, signifiait également une souveraineté de jure. Ce n’est qu’au XIXe siècle, avec la montée du positivisme et de la dimension constitutive de la reconnaissance, que la conception naturaliste s’étiole et que les puissances asiatiques perdent leur capacité juridique de régler leurs relations sur un pied d’égalité. Elles se trouvent alors plongées dans une position de subordination face à un droit positif qui « se proclamait valable (sur la base d’un faux raisonnement de pars pro toto) pour le monde entier sans la participation des Etats asiatiques, qui se trouvèrent alors candidats à l’admission dans cette famille des nations tout à fait réorientée » (« Le droit des nations aux Indes orientales aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles », p. 872).
Après avoir quitté Madras et alors qu’il est à l’Université de Sydney, Alexandrowicz étend au continent africain ses recherches sur les relations entretenues par l’Europe avec le reste du monde. En 1968, il donne un nouveau cours à l’Académie de droit international de La Haye qui forme une nouvelle fois le cœur d’un ouvrage important publié en 1973 : The European-African Confrontation : A Study in Treaty Making. Ici encore, comme dans plusieurs articles qu’il publie durant cette période, l’intérêt d’Alexandrowicz porte sur les effets du développement du droit international positif sur les États afro-asiatiques et sur la nécessité qu’il y aurait d’intégrer ces « nouveaux » États.
Pour Alexandrowicz, la leçon à tirer de ce retour sur l’histoire extra-européenne du droit des nations devrait être de prendre nos distances avec le droit hiérarchique et discriminatoire qui s’est imposé (et à été imposé) à partir du XIXesiècle. Pour lui, les antécédents historiques et les précédents légaux devaient être étudiés pour mieux éclairer les enjeux contemporains, sans toutefois perdre de vue que ce « passé méritait d’être apprécié à la lumière du droit tel qu’il existait durant la période considérée. Le droit qui importe pour sa bonne compréhension ne peut être un droit ex post facto » (« G.F. Martens on Asian Treaty Practice », p. 77).
Jean-François THIBAULT
Professeur à l’Ecole des hautes études publiques de l’Université de Moncton (Canada)
Sources : « Biographical Note », RCADI, vol. 100, 1960, p. 205 ; « Biographical Note », RCADI, vol. 123, 1968, p. 119 ; T. S. Rama Rao, « Introduction », The Indian Year Book of International Affairs, vol. 11, 1962, pp. vii-ix ; T. S. Rama Rao, « Prof. C. H. Alexandrowicz : A Tribute », The Indian Year Book of International Affairs, vol. 18, 2e partie, 1980, pp. vii-xii ; W.A. Steiner, « Charles Henry Alexandrowicz 1902–1975 », British Yearbook of International Law, vol. 47, n° 1, 1976, pp. 269–271 ; « Charles Henry Alexandrowicz », Académie des sciences d’Outre-Mer ; David Armitage et Jennifer Pitts, « ‘‘This Modern Grotius’’ : An Introduction to the Life and Thought of C.H. Alexandrowicz », dans C.H. Alexandrowicz, The Law of Nations in Global History, recueil édité par David Armitage et Jennifer Pitts, Oxford, Oxford University Press, 2016, pp. 1-31.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Ouvrages
An Introduction to the History of the Law of Nations in the East Indies (16th, 17th and 18th Centuries), Oxford, Clarendon Press, 1967
The European-African Confrontation : A Study in Treaty Making, Leiden, A.W. Sijthoff, 1973
Cours
Articles
Les principaux articles d’Alexandrowicz (en anglais) ont été regroupés dans un recueil : The Law of Nations in Global History, David Armitage et Jennifer Pitts (Ed.), Oxford, Oxford University Press, 2016
« Le droit des nations aux Indes orientales aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles », Annales ESC, vol. 19, n° 5 et n° 6, 1964, pp. 869-884 et pp. 1066-1084
« Les pays afro-asiatiques et le droit des nations : le problème du retour à la souveraineté », Comptes rendus trimestriels des séances de l’Académie des sciences d’outre-mer, vol. 34, n° 4, 1974, pp. 629-637